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À quand l’euro numérique ?

À quand l’euro numérique ?
Publié le 19/10/2022 à 17:38


L’idée de l’euro numérique germe peu à peu. Depuis 2021, la Banque centrale européenne et les banques centrales nationales de la zone euro étudient sa faisabilité. Cette phase initiale doit s’achever en octobre 2023. Cet été, le Mouvement européen-France a organisé une conférence sur ce sujet en devenir, avec pour invités François Villeroy de Galhau, gouverneur de la banque de France, Stéphanie Yon-Courtin, députée européenne, vice-présidente de la commission des affaires économiques et monétaires, et Nadia Filali, directrice des programmes blockchain et cryptoactifs de la Caisse des dépôts et consignations.

 

 

Depuis 20 ans, les citoyens se sont habitués à la monnaie unique sous forme de billet. Cependant, les moyens de paiement évoluent, et le consommateur d’aujourd’hui aspire à des supports contemporains. Il revient donc à l’Eurosystème de s’adapter et à la Banque centrale européenne (BCE) d’assumer la mission d’instaurer un euro numérique complémentaire aux espèces imprimées. Cette innovation doit d’une part répondre aux usages accompagnant la digitalisation galopante, et d’autre part générer la confiance accordée à une valeur garantie par une banque centrale.

 

 

Rétrospection et projection

 

 

Nadia Filali, directrice des programmes blockchain et cryptoactifs du groupe Caisse des Dépôts, nous rappelle que le paiement numérique a commencé dans les années 1990. Il a d’abord satisfait des applications disparates, répandues de façon hétérogène en Europe. Ensuite, la généralisation de l’accès à Internet a vulgarisé les paiements en ligne. Plus récemment, le sans contact et le téléphone mobile ont encore accentué ce mouvement. Dans un premier temps, la numérisation a concerné les équipements pour payer (carte magnétique, téléphone, ordinateur). Aujourd’hui, elle a atteint un autre volet, celui de la monnaie elle-même. En effet, la digitalisation touche non seulement l’outil d’interface, mais aussi la valeur échangée. Cette dernière ne ressemble pas à une monnaie comme l’euro, le dollar ou le yen. Un règlement peut s’acquitter directement en cryptoactifs portés par des infrastructures de type blockchain. Ils se retrouvent liés à un actif virtuel, stable ou instable, alors qu’auparavant, les paiements numériques se référaient à une devise.

 

Le développement des actifs numériques et de la blockchain s’est inscrit dans une période complexe, à la fois socialement et politiquement. Les crises financières, les mouvements politiques comme Podemos en Espagne et l’émergence de l’économie circulaire et collaborative ont poussé la recherche d’une gouvernance différente.

 

À l’origine, les concepteurs de l’actif numérique voulaient inventer ce que l’on nomme improprement des cryptomonnaies. Leurs créations visaient à supplanter le système bancaire en place et les monnaies traditionnelles. Elles sont donc le fruit de raisonnements libertariens, d’individus prônant l’anarchie mais qui simultanément veulent gagner de l’argent. D’ailleurs, aujourd’hui, l’usage de leurs inventions est surtout spéculatif, cantonné à certains types d’opérations.

 

Le système impose des transactions transparentes. Le registre pseudonymique, et non pas anonymique, de la blockchain mémorise les échanges entre les uns et les autres en préservant les données personnelles. Les échanges se font de compte à compte, avec un système de clés pour identifiants ;  aucun nom n’apparaît. Ce paradigme a abouti jusqu’à présent à un univers tourné vers le profit. L’achat de « cryptomonnaie » se réalise aisément par l’entremise d’un intermédiaire, ou directement pour ceux qui maîtrisent les techniques informatiques requises. Notons néanmoins que le risque plane en permanence puisque rien ne garantit le cours.

 

Présentement, 8 % de la population française possède des cryptoactifs. 46 % de ces détenteurs ont moins de 35 ans. Sachant qu’en France, ces jeunes adultes constituent 25 % de nos concitoyens et que 37 % d’entre eux ont moins de 18 000 euros d’épargne, ce ratio n’est pas anodin. L’inconvénient majeur de la « cryptomonnaie » tient à la clé indispensable pour agir sur un compte. Celui qui la perd n’a plus aucun moyen d’accès quel que soit son solde.

 

Il ne peut pas espérer le récupérer en déshérence à la Caisse des Dépôts. De plus, la clé est au porteur, ainsi une personne qui la découvre peut capter tout ce qu’elle libère. Autre souci, bien que les protocoles blockchain aient la réputation d’être inviolables, reste le facteur humain, car les intermédiaires ne respectent pas forcément de réglementation, alors gare aux acteurs dénués de déontologie !

 

Les actifs numériques de valeur d’utilité sont apparus plus tard. Ils sont véhiculés par un jeton échangeable. Actuellement objet de toutes les curiosités, le jeton (token) non fongible permet par exemple d’acheter une œuvre d’art numérique, ou la reproduction d’une œuvre d’art physique. « La Caisse des dépôts, explique Nadia Filali, distingue le security token, c’est-à-dire la représentation numérique, d’un titre financier régulé normalement ainsi que le jeton stable ». La caractéristique de celui-ci est de sortir de la volatilité indissociable des cryptoactifs, car les cours, notamment celui du bitcoin, connaissent des fluctuations violentes à la hausse ou à la baisse. Le principe consiste à adosser le jeton stable à une monnaie traditionnelle fiat (une devise, l’euro, le dollar, la livre) ou à un panier de ces monnaies pour afficher une valeur d’échange dans le système basé sur des standards solides. Le jeton stable algorithmique en est une variante.


La réglementation sur les actifs numériques avance pas à pas. Les lois Macron 2 et Sapin 2 relatives à l’émission des titres non cotés sur une blockchain ont placé l’Europe en position de pionnière. Issue de la loi pacte, la réglementation sur les intermédiaires appelés prestataires sur actifs numériques (PSAN) a inspiré le règlement européen Mica (Markets in crypto-assets). La première consultation sur les actifs numériques européens a débuté avant le premier confinement. Après, une proposition de texte était formulée. Les négociations qui ont suivi ont abouti à un accord provisoire le 30 juin dernier. Ce travail collectif engageant les régulateurs, les parlementaires, l’écosystème, les start-up, les corporate, a été assez rapide.

 

 

Le règlement MiCA

 

 

Après la crise de 2008, l’innovation financière faisait craindre le risque plutôt qu’elle n’éveillait l’opportunité d’une aubaine. « Aujourd’hui, le regard a changé, constate Stéphanie Yon-Courtin, députée européenne. L’Europe souhaite à présent faire de la finance numérique, et en particulier des cryptoactifs, un moteur de croissance ».

 

La France leur a conçu un cadre réglementaire dans sa loi Pacte. Mica prend la suite en renforçant les devoirs des fournisseurs et entend stimuler le secteur. La ligne générale de ce texte est simple : les cryptoactifs utilisés comme des paiements doivent être régulés comme tels, et ceux utilisés comme des investissements doivent être régulés comme des investissements. Par ailleurs, pour renforcer la protection du client, l’attention est focalisée sur l’activité des prestataires de services qui utilisent des cryptoactifs afin de les soumettre aux mêmes règles que les institutions financières. Les contours de Mica et son champ d’application concernent trois types de cryptoactifs :

• les jetons dont la valeur s’appuie sur des monnaies ou des matières premières ;

• les jetons de monnaie électronique qui sont adossés à une monnaie et utilisés comme moyen de paiement ou comme réserve de valeur ;

• les jetons dits utilitaires servant à des fins d’investissement, pour participer par exemple au financement de start-up ou d’entreprises.

 

Au-delà des catégories de cryptoactifs, l’encadrement des prestataires de service occupe le centre du règlement. Ils sont soumis à un régime juridique spécifique en termes d’autorisation au sein de l’Union européenne, d’exigences de fonds propres, de supervision, etc. Il s’agit de créer les conditions nécessaires pour bien informer et protéger le consommateur. Le délai de mise en œuvre est toujours un point incertain, mais l’application devrait aboutir mi-2024.

 

D’ici là, les discussions sur les aspects techniques impliquant les autorités et les parties prenantes s’enchainent. Le calendrier donne au règlement Mica l’occasion de devenir la référence mondiale. Bien qu’il ne couvre pas l’ensemble des sujets – il cible avant tout les utilisateurs privés –, le lien avec le projet d’euro numérique apparaît comme une évidence. Précisons les principes attendus de cette monnaie :

• être issue d’une banque centrale sans risque, accessible et efficace ;

• exister parallèlement aux espèces sans les remplacer ;

• répondre aux besoins des ménages et des entreprises ;

• contribuer à prévenir les activités illégales ;

• éviter tout effet indésirable sur la stabilité financière et la politique monétaire.

 

L’euro numérique implique pour le législateur de prévoir un cadre, et notamment d’assurer l’autonomie européenne dans le domaine des paiements.

À court terme, le règlement Mica permettra de réguler d’éventuels « cryptomonnaies » dangereuses. À moyen terme, l’euro numérique renforcera la confiance des citoyens dans la monnaie unique.

 

 

La place du public, et celle du privé

 

 

Le terme « cryptomonnaie » est trompeur. « Le bitcoin n’a rien d’une monnaie, souligne François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France ; c’est un cryptoactif ». Une monnaie a au moins deux caractéristiques. Elle a une valeur, qui est garantie par un responsable reconnu, or personne n’est responsable de la valeur du bitcoin ou de ses concurrents par exemple, et elle est acceptée partout sur un territoire donné comme moyen de paiement.

 

Pour le gouverneur de la Banque de France, la monnaie vit une histoire de couple. Historiquement, deux unions marchent ensemble depuis très longtemps. La première allie la confiance accordée, indispensable pour une monnaie, au média qui sert de support d’échange. Celui-ci

est passé des coquillages aux métaux, puis aux billets de banque. Nous vivons une période où il évolue encore. La deuxième réunit des institutions publiques et des acteurs privés. Deux émetteurs de monnaie interviennent en France : les banques commerciales via les cartes bancaires, et la Banque centrale via les billets. Il est assez tentant de dire que les institutions publiques inspirent la confiance indispensable à l’expansion de l’utilisation d’une monnaie.

 

Le mouvement crypto, partiellement libertaire, voire un peu anarcho-sympathisant, demande à l’usager de faire plus confiance à un réseau privé anonyme qu’à une institution publique démocratique reconnue. Résultat, la confiance dans le bitcoin est sérieusement ébranlée. Par ailleurs, il est assez logique d’associer technologies et innovations privées. « Partant de ces observations, la réflexion sur l’euro numérique doit porter sur la meilleure façon d’unir l’innovation technologique de la sphère privée et la confiance dans le secteur public », en conclut François Villeroy de Galhau.

 

Distinguons deux formes d’euros numériques : celui des particuliers (retail), et celui des flux interbancaires (wholesale). S’agissant du retail, le dernier Conseil des gouverneurs de la BCE du 14 juillet 2022 a décidé du lancement d’un prototype d’euro numérique qui se conclura fin 2023-début 2024. Suite à son évaluation, la décision sera prise de le généraliser ou non. Dans l’affirmative, le déploiement prendrait encore trois ans, soit un euro numérique prêt fin 2026.

 

D’autres pays travaillent sur la monnaie numérique. La Suède est un des premiers qui a lancé la réflexion en 2017. C’est une des nations qui voit disparaître le plus vite le billet de banque. Il n’y a pratiquement plus de cash dans les commerces ou les restaurants suédois. Mais le pays, bien que parti avant les autres, n’a toujours pas de couronne numérique à ce jour. La Chine expérimente discrètement le sujet et a donné une forte accélération dans quatre villes pilotes représentant une population de 100 millions d’individus. Les États-Unis se sont intéressés au sujet après les autres puissances. Leur réticence vient du fait que les Américains considèrent que l’innovation doit venir avant tout des sociétés privées. Or créer un dollar numérique est une intervention publique forte par rapport au marché. Cependant, l’avancement des Chinois motive les Américains à accélérer malgré tout leur développement. La création de la monnaie numérique a des conséquences fondamentales sur le quotidien des citoyens, mais aussi sur l’économie et la souveraineté. Personne n’a vraiment abouti, la plupart des pays sont en phase de réflexion.

 

Le « wholesale », la monnaie interbancaire, véhicule les transactions sur les marchés financiers des banques et des grandes entreprises. Dans ce périmètre, neuf expérimentations ont été conduites entre des partenaires français et étrangers.

 

Deux usages vont se matérialiser assez vite. D’abord la « tokenisation » des actifs financiers pour tous les règlements-livraisons. Ces marchés fonctionnent tels des échanges cash contre titre (actions, obligations, produits dérivés…). L’avantage de la monnaie numérique réside dans son opérabilité immédiate dans tout échange dématérialisé. Une unique transaction gère le cash et le titre dans un contrat intelligent avec toutes les informations requises, et cela en sécurité. L’autre point important concerne tout ce qui est transfrontalier. Comment interagir si demain chaque grande puissance émet sa propre monnaie numérique ? La valeur e-euro contre e-dollar ou e-couronne n’est pas définie. Des infrastructures interbancaires solides doivent fournir la solution à ce problème. D’autant que s’il n’est pas résolu, les alternatives privées prendront la place libre.

 

Soulignons que la première banque du monde, JPMorgan Chase aux États-Unis, a développé depuis quelques années le JPMorgan coin, qui vaut un dollar. C’est un cas de « stable coin ». Le JPMorgan coin présente l’intérêt de supporter parfaitement toute « tokenisation ». Vous pouvez incorporer au JPMorgan coin des titres, des contrats, et des automatismes. Toutes ces fonctionnalités additionnelles demeurent inaccessibles pour une monnaie classique.

 

 

Dessine-moi un euro numérique

 

 

Les particuliers attendent un euro numérique utilisable partout, facilement et en toute sécurité, qui respecte les données privées, qui a une faible empreinte énergétique et facilite l’inclusion financière. Ces questions viennent en tête dans le travail de prototypage établi suite à une consultation diligentée en 2020 auprès de 8 000 personnes, par l’Eurosystème constitué de la BCE et des 19 banques centrales nationales. Tous ces sujets se traitent plus ou moins facilement. En voici trois :


• l’empreinte écologique : la technologie bitcoin repose sur la « proof of work » (ou preuve du travail en français). Pour le sécuriser, les algorithmes mathématiques utilisent des équipements informatiques très énergivores. Or des méthodes beaucoup moins consommatrices ont été élaborées. L’euro numérique ne s’appuiera donc pas sur la « proof of work ».


• la confidentialité : les consommateurs craignent la naissance d’une sorte de « Big Brother » incorporé à l’euro numérique. C’est pourquoi la Banque centrale n’aura accès qu’à des données anonymisées et regroupées. Toutefois, le blanchiment fixe une limite à l’anonymat. Le bitcoin a d’ailleurs entraîné une incroyable régression dans le domaine de la lutte anti-blanchiment. Il serait inacceptable que les gestionnaires de l’euro numérique se trouvent sans pouvoir de contrôle suffisant. La France a introduit les plus fortes restrictions aux paiements par billets de banque, justement pour ses caractéristiques d’anonymat. En général, pour un règlement dépassant les 1 000 euros en espèces, votre banque de vous demande des justifications à cette transaction. Si les éléments ne sont pas satisfaisants, elle dépose une déclaration de signalement. La question revient finalement à établir le processus qui réunit la confidentialité des données et le contrôle anti-blanchiment. Faut-il des plafonds de paiement ? Des contrôles moins poussés ?


• la gestion de l’euro numérique : les banques commerciales se montrent sensibles sur ce point. Elles s’occupent de la monnaie présente sur tous les comptes. C’est déjà de la monnaie numérique qui ne provient pas d’une banque centrale. Elles craignent de voir se vider les comptes des particuliers au profit de l’euro numérique à la banque centrale. Il convient donc de les rassurer en posant le partenariat idoine qui détermine la répartition des rôles du tandem public-privé. Que se passe-t-il s’agissant de la production et de la distribution ? La production du banquier s’appelle l’émission. La création de la monnaie demeure une prérogative de la banque centrale (BCE, Banque de France, etc.). Quant à sa distribution, tout dépend des règles adoptées. Par exemple, faut-il rémunérer l’euro numérique ? Ou encore, faut-il définir une détention maximum d’euro numérique par individu ?

 

Ce serait une frontière efficace pour empêcher le transfert des comptes des banques commerciales vers les banques centrales. Souvenons-nous qu’en 2015, a sévi la crise grecque. Les citoyens se sont précipités dans les agences bancaires pour retirer des espèces (phénomène de « run »).

 

Ce comportement, maintes fois observé à différentes époques, montre qu’en cas de péril financier, la confiance dans la monnaie de banques centrales (le billet) est nettement plus forte que celle dans la monnaie de banques commerciales. Le réflexe s’explique par le fait que la valeur du billet ne dépend absolument pas de la survie d’une banque commerciale en cas de tempête financière. Alors, au prochain séisme du même ordre, en cas de doute sur la stabilité du système et la résistance des banques, un « run » vers la monnaie numérique de la banque centrale pourrait exploser quasiment sans délai. Cette hypothèse fournit une autre bonne raison de fixer un plafond à la détention d’euros numériques. « Pour tout le fonctionnement, résume le gouverneur de la banque de France, les banques centrales doivent fixer les règles ». Mais ensuite, leur exploitation incombe aux banques commerciales, les mêmes qui gèrent les comptes aujourd’hui.

 

La Banque de France n’a absolument pas l’intention d’ouvrir des comptes pour des dizaines de millions de Français. Elle a arrêté cette activité en 2004 et n’entend pas revenir en arrière maintenant. L’ouverture d’un compte déclenche une vérification anti-blanchiment, un contrôle d’identité, etc. Une procédure comparable s’appliquera pour les comptes d’euros numériques. Ce travail ne s’improvise pas et ne correspond en rien à celui de la Banque de France.

 

Répétons-le, la monnaie est un partenariat public-privé depuis longtemps, et la transformation actuelle ne remet pas en cause cet équilibre. Sans euro numérique, la monnaie finirait entièrement du côté privé avec les JPMorgan coin et leurs équivalents. Inversement, il est hors de question que la monnaie termine exclusivement du côté public et asphyxie la monnaie de banques commerciales. Le couple historique public-privé fonctionnera une fois de plus. La Banque centrale européenne et les banques nationales ont pour mission de superviser les banques commerciales, pas d’entraver leur pérennité. Si l’euro numérique transforme le paradigme, il ne distribue pas les rôles.

 

C2M


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