S’intéressant à l’affaire de
Panama, scandale judiciaire et médiatique de la fin du XIXe siècle,
notre chroniqueur Etienne Madranges s’est rendu sur place au Panama afin de
rechercher ce qui restait des travaux initiaux de Ferdinand de Lesseps. Quelle
n’a pas été sa surprise de découvrir que les Panaméens gardent une estime toute
particulière pour les Français qui ont entamé les travaux de percement de leur
canal, malgré les déboires financiers et judiciaires ayant entraîné la fin de
leur aventure.
Son génie et ses gigantesques
travaux ont permis à Ferdinand de Lesseps de réaliser le canal de Suez, ouvert
à la circulation maritime en 1869. Il est devenu un immense héros français,
recevant gloire et honneurs.
Vingt ans plus tard, en 1889,
fort de son expérience et de sa notoriété, il décide de se lancer dans une
nouvelle aventure tout aussi gigantesque : le percement d’un canal reliant
le Pacifique et l’Atlantique à travers l’isthme de Panama, un territoire
appartenant à l’époque à la Colombie. Il va très vite être contraint d’associer
Gustave Eiffel à son projet.
Un chantier pharaonique mais
risqué : canal à niveau ou canal à écluses ?
Travaux préparatoires,
congrès international, concession par le gouvernement colombien, notoriété de
Ferdinand de Lesseps, création d’une Compagnie internationale du canal
interocéanique de Panama : tout est réuni pour que Ferdinand de Lesseps
lance le percement du canal en 1880. La durée prévue des travaux est de 8 à 12
ans. L’entrepreneur est têtu : conseillé par des techniciens incompétents
ou peu scrupuleux, il veut un canal à niveau, d’une longueur de 75 km. Mais une
difficulté va singulièrement contrarier le projet : il faut traverser la
Couleuvre (la Culebra), une colline haute d’une centaine de mètres. Dès lors,
le volume des excavations s’annonce colossal.
Le comte de Lesseps est
contraint d’avaler des couleuvres et d’accepter le projet différent de ses
détracteurs : un canal à écluses, afin de réduire le nombre de millions de mètres
cubes de terre à évacuer. Qui peut les construire dans les temps ? Un
ingénieur français réputé pour sa maîtrise de l’acier : Gustave Eiffel.
Il faut par ailleurs
embaucher des milliers d’ouvriers et les payer. Des souscriptions amènent
d’innombrables petits porteurs à acheter des actions pour financer le
percement.
Cependant, des difficultés
insurmontables vont rapidement contrarier le chantier. Des pluies entraînent
des éboulements, des maladies tropicales comme la fièvre jaune, peut-être aussi
des culicidés, provoquent plus de 20 000 morts, y compris parmi les ingénieurs
français, la pulvérulence asphyxiante de certains matériaux extraits, des
financements insuffisants retardent les travaux… Un système de corruption des
parlementaires et des journalistes gangrène l’opération. La Compagnie
gestionnaire est rapidement en état de faillite. Des dizaines de milliers de
souscripteurs sont ruinés. Certains protagonistes se suicident. Les témoins
deviennent élusifs.
En 1889, le tribunal de la
Seine dissout la Compagnie du canal. Le scandale éclate dans la presse. Les
gratulations se raréfient. Les principaux protagonistes sont inculpés
d’escroquerie et d’abus de confiance.
Le chantier du percement en
février 1880 au début des travaux coordonnés par Ferdinand de Lesseps © G.
Pablo
Une cour d’appel juridiction
d’instruction et de jugement
Eiffel a déjà dû affronter un
procès. Pendant le chantier de la tour qui porte son nom, en 1887, une
riveraine du champ de Mars, la Comtesse de Poix, avait demandé au tribunal
d’interdire la construction de la Dame de Fer au motif qu’elle allait écraser
le panorama. Cette procédurière de poids tentait de faire croire que le paysage
lui serait totalement bouché. La plaignante avait également invoqué
l’effondrement et la foudre. Gustave Eiffel avait eu gain de cause et avait pu
achever sa tour malgré ces embuches judiciaires.
En 1893, la cour d’appel de
Paris s’empare du scandale de Panama et se montre sévère envers les
protagonistes de l’affaire. Les débats se déroulent dans la toute nouvelle 1ère
chambre de la cour, tout juste inaugurée et dont le plafond de Bonnat n’a pas
encore été peint. Ils sont présidés par le Premier président Samuel Périvier,
qui dirige la cour depuis 10 ans après en avoir été le procureur général. Le
magistrat ne fait pas dans la dentelle. Et pourtant ! Il est né à
Angles-sur-l’Anglin, un village de la Vienne qui a vu naître au XIXe siècle
une technique très particulière de broderie et de dentelle appelée « Les
Jours d’Angles ».
L’avocat général est le
strasbourgeois Charles Rau, qui sera nommé à la Cour de cassation l’année
suivante. On reproche à Ferdinand de Lesseps et à son fils des malversations
multiples. On reproche à Eiffel d’avoir usé de dissimulation, d’avoir fait
croire fallacieusement au liquidateur de la Compagnie qu’il avait rempli sa
mission, d’avoir omis de livrer le matériel dont il avait reçu le paiement. Eiffel
est défendu par l’avocat Pierre Waldeck Rousseau, ancien ministre de
l’Intérieur, qui sera plus tard président du conseil.
La procédure est
inhabituelle, en raison notamment de la présence de hauts dignitaires de la
Légion d’honneur. C’est le procureur général qui, sur ordre du Garde des
sceaux, a convoqué les prévenus devant la Cour d’appel laquelle est pour la
circonstance juridiction d’instruction et de jugement, et qui va organiser 13
audiences pendant 3 mois.
Le Premier président Périvier
rend l’arrêt de la Cour le 9 février 1893. La lecture dure 1 heure et 10
minutes. Lesseps et son fils Charles sont condamnés (le premier par défaut car
il n’a pas assisté à son procès) à 5 ans d’emprisonnement et à 3000 francs
d’amende.
Eiffel est relaxé du délit
d’escroquerie et de complicité d’escroquerie. Il est condamné pour abus de
confiance à 2 ans d’emprisonnement et à 20 000 francs d’amende. La cour
considère « qu'il résulte des livres de la Compagnie, qu'à l'occasion
de l'émission du 26juin 1888, Ferdinand de Lesseps et les trois autres prévenus
ont incontestablement donné aux fonds mis à leur disposition par le conseil
d'administration une destination contraire aux intentions présumées de ce
conseil, comme aussi aux intérêts et aux intentions des actionnaires ».
Eiffel est maintenu dans
l’Ordre de la Légion d’honneur, ce qui provoque de nombreuses réactions et
démissions.
Le musée du canal à Panama
City, installé dans hôtel historique construit par les Français ; la
participation des Français au percement du canal y est largement exposée ;
on y trouve Ferdinand de Lesseps en buste et en caricature, la maison coloniale
luxueuse qu’il occupait avec toute sa famille, des coupures de presse, des
comptes-rendus de l’affaire et du procès dans la 1ère chambre de la
cour de Paris © Étienne Madranges
Un héros français à la
Conciergerie mais des faits prescrits
Le 8 juin 1893, Gustave
Eiffel et Charles de Lesseps se présentent à la Conciergerie, prison historique
du Palais de la Cité, et sont écroués avec d’autres protagonistes de l’affaire
eux aussi condamnés en attendant que la Cour de cassation statue sur leur
pourvoi. Ferdinand ne sera de son côté jamais incarcéré en raison de son âge.
Gustave Eiffel, concepteur de
la grande tour admirée dans le monde entier, fait donc un petit tour avec ses
affaires dans la cellule n° 72.
L’original du registre
d’écrou de la conciergerie de 1893 : on y découvre l’incarcération de
Lesseps (fils) et d’Eiffel. © Étienne Madranges
Son défenseur, Stanislas
Brugnon, tente de démontrer dans une très longue plaidoirie que la Cour de
Paris était incompétente pour le juger, et que l’affaire était de nature civile
et non pénale.
Le héros d’hier, ingénieur du
fer, ne va rester que quelques jours dans la prison médiévale de pierre construite
au temps de Philippe le Bel, car la Cour de cassation constate qu’il y a des
vices de forme et que l’affaire est prescrite. Les juges suprêmes réhabilitent
définitivement les inculpés.
Parmi les vices de forme, il
est observé que Lesseps, en sa qualité de grand officier de la Légion d’honneur
aurait dû faire l’objet d’une citation directe et non d’un réquisitoire non
interruptif de prescription.
Les « relaxés »
sont libérés le 16 juin, 8 jours après leur incarcération. Une certaine presse
s’agace de la décision. Ainsi, le journal « La petite République
française » conclut en une :
« … Ah ! Il n’en
va pas ainsi avec les petits et les malheureux. On ne laisse pas courir la
prescription à leur profit ! Et, par une ironie du sort véritablement
admirable, les deux procureurs généraux, celui qui a requis les poursuites et
celui qui, par des actes nuls, a laissé la prescription s’accomplir, sont
aujourd’hui tous les deux présidents de chambre à la cour de cassation… ».
Il y aura un autre procès,
aux assises, pour les faits de corruption, mais ne concernant pas Eiffel.
Des Panaméens qui continuent
à admirer les pionniers français
Force est de constater que la
faillite de la société française du Canal de Panama et que les déboires de
Ferdinand de Lesseps, décédé en 1894, dont les successeurs ont été contraints
de laisser la place aux Américains pour poursuivre le percement du canal à
partir de 1904 (ils l’achèveront en 1914) n’ont en rien entamé le respect et
l’estime que les Panaméens ont pour les pionniers français de cette incroyable
aventure. Pour eux, le projet français était viable mais n’a pas bénéficié des
financements nécessaires. La principale place du quartier historique de Panama
City s’intitule Plaza de Francia, le plus beau bâtiment de cette place est
attribué à l’ambassade de France, et les statues de Ferdinand de Lesseps et des
ingénieurs qui ont élaboré le projet de percement sont toujours très visibles
dans le décor autour d’une stèle surmontée… d’un coq !
Les Panaméens mettent à
l’honneur Lesseps et ses ingénieurs sur la Place de France de Panama City avec
une stèle immense portant un coq gaulois et le joli bâtiment de l’ambassade de
France © Étienne Madranges
Désormais, le canal de
Panama, régulièrement entretenu, bénéficiant pour ses écluses des dernières
technologies, permet le passage quotidien de plusieurs dizaines de navires
entre l’océan Pacifique et la mer des Caraïbes. Les écluses de Miraflores sont
aménagées pour recevoir des milliers de visiteurs qui peuvent voir des films
d’information et assister aux manœuvres précises permettant le passage de
bateaux au gabarit impressionnant.
Les Français avaient vu
juste !
Le canal de Panama
aujourd’hui © Étienne Madranges
Étienne
Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 216
Les
10 empreintes d’histoire précédentes :
• Il avait
conçu les écluses du canal de Panama, pourquoi Gustave Eiffel est-il incarcéré
à la Conciergerie en 1893 ? ;
• Pourquoi
l'archevêque de Paris et le premier président de la Cour de cassation par
intérim ont-ils été fusillés le même jour ? ;
•
Quel
archichancelier "court-sur-pattes" ne fut jamais à court d'idées ? ;
• Pourquoi
le Taj Mahal, monument de l'amour éternel, menacé par le chironomus
calligraphus, est-il au cœur de procès à répétition ? ;
• Quel
peintre lombard impulsif et ténébriste, sauvé de la prison par un ambassadeur
de France, a fait d'une prostituée une vierge ? ;
•
Quel
écrivain, prix Nobel de littérature, est représenté la plupart du temps entouré
de papillons jaunes ?
;
• Quel
rapport y a-t-il entre la montre bisontine la plus chère du monde et le puits
initiatique de Sintra ?
;
• Par quel
caprice d'avocat, l'architecte catalan Gaudi a-t-il commencé sa carrière sous
le règne d'un ancien élève du collège Stanislas ? ;
•
Quel
grand architecte de prisons et d'une école pour les juges, né dans une abbaye
en pierre près d'une chaire extérieure, est inhumé à l'intérieur d'une église
en béton ? ;
•
Quel
poète français abolitioniste a demandé au temps de suspendre son vol chez le
roi des marmottes ?
;