Récemment,
Étienne Madranges nous contait le talent de bâtisseur de l’architecte Gillet.
Il nous emmène ici dans la demeure espagnole d’un avocat de Cantabrie réalisée
par Antoni Gaudi, le génie catalan. Afin de pimenter la lecture de ses textes,
il a coutume d’introduire dans chacune de ses chroniques des mots rares ou
inusités. Cette fois-ci, il ne sera pas inutile d’ouvrir un dictionnaire pour
découvrir la signification d’un pseudanthe aux capitules entourés d’involucres
à bractées.
La ville de Comillas (Cantabrie,
Espagne) est une charmante et touristique cité côtière de Cantabrie au nord de
l’Espagne, à l’architecture variée et pittoresque, néo-gothique, néo-arabe,
néo-mudéjar ou traditionnelle.
Elle a accueilli une
université pontificale et a connu un épisode de l’épopée de l’aviation
puisqu’en 1929, l’avion français de grand raid « le Canari »
en provenance des Etats-Unis, piloté par le pionnier Jean Assolant, s’y est
posé avec le premier passager clandestin de l’histoire.
Le caprice, le tournesol et
la céramique
A Comillas se trouve un
édifice étonnant : « El Capricho », « Le Caprice ».
Ainsi surnommée, la Villa Quijano, construite entre 1883 et 1885 est sans doute
l’une des œuvres les plus éclectiques de l’architecte catalan Antoni Gaudi. Elle
est le fruit d’un caprice d’avocat, Maximo Diaz de Quijano.
Un avocat originaire de
Cantabrie, riche pour avoir fait fortune aux Amériques, particulièrement à Cuba,
et pour avoir travaillé pour le compte de la Compagnie espagnole de navigation
transatlantique. Un avocat musicien, pianiste et compositeur, auteur de
chansons pour les chansonniers. Un avocat botaniste, qui aime les végétaux. Un
avocat célibataire et sans enfants. Un avocat aux goûts ostentatoires qui a
envie d’une maison aux formes exotiques qui interroge, qui interpelle, qui
suscite l’imaginaire, qui étonne le visiteur.
Elle est le fruit d’un
concept nouveau, le modernisme, mis en œuvre par un architecte catalan de génie
adepte de l’Art nouveau, Antoni Gaudi. Un architecte au crayon puissant, à
l’imagination débordante, à la vitalité permanente. Un architecte en permanence
inspiré par la nature, déclarant : « Je n’invente rien, je copie
le grand livre toujours ouvert de la nature ». Un architecte
végétarien. Un architecte célibataire et sans enfants. Un architecte qui crée
des maisons aussi fantaisistes que des châteaux de sable et des palais
imaginaires.
La rencontre d’Antoni et
Maximo conduit à la conception d’un chef d’œuvre. Le Catalan et le Cantabre
sont tous deux barbus à l’image du roi Alphonse XII qui règne jusqu’en 1885 sur
l’Espagne, ce monarque proche du peuple né Prince de Bourbon et Bourbon
ayant fait ses études à Paris au collège Stanislas. Ils ont en commun la
recherche de la lumière. Or, la plante associée au soleil est le tournesol.
« Le
Caprice » de Gaudi à Comillas (Espagne), le portrait de l’avocat Diaz de
Quijano, Antoni Gaudi sculpté dans le jardin, un tournesol en céramique de la
villa. © Étienne Madranges
Dès lors, la Villa Quijano ne
peut être que la lumineuse villa des tournesols ! Pour l’architecte, le
tournesol ne représente pas seulement la lumière. Pour les botanistes, la fleur
de tournesol (Helianthus annus), de la famille des astéracées (comme le
topinambour) est un pseudanthe formé de capitules entourés d’involucres à
bractées aux vertus oléagineuses, sujet à l’héliotropisme, et ses feuilles sont
cordées, c’est-à-dire qu’elles ont la forme d’un cœur.
Pour Gaudi, cette fleur a surtout
un côté ésotérique et étincelant. Comme l’écrit le conservateur de la villa
devenue musée, Gaudi « dissimule un système symbolique complexe de
métaphores évoquant la nature, la lumière et la musique ».
Le créateur catalan utilise
les azulejos, ces carreaux de céramique typiquement ibériques, inaltérables,
vernis, colorés, qui permettent la polychromie. Et s’il aime tout
particulièrement la céramique en carreaux intacts, il aime aussi beaucoup la
céramique fragmentée (voir plus bas), sorte de peau architecturale formée
d’éclats de céramique ressemblant à la mosaïque appelée trencadis permettant
des dessins chaotiques*. Issu d’une famille de chaudronniers, il conçoit
lui-même les ferronneries originales qui parent ses édifices.
« Le Caprice »
est dominé par une tour, sorte de mini-belvédère d’observation reposant sur des
colonnes massives, tour destinée à accroître l’aspect fantasmagorique de
l’édifice. L’avocat propriétaire a ainsi son amusant donjon, du sommet duquel
il a une vue plongeante et panoramique sur Comillas.
Et pourtant…étonnante et
tragique facétie de l’histoire, il meurt avant la fin des travaux, ne profitant
de sa villa que pendant quelques mois. Quant à Gaudi, qui a dessiné ses plans à
distance, il ne mettra jamais les pieds à Comillas et n’aura jamais rencontré
le commanditaire.
Sacrée famille ? Une
sacrée basilique !
Après « El Capricho »,
Gaudi poursuit à Barcelone la construction du Temple expiatoire de la Sacrée
Famille, plus connue sous le nom de Sagrada Familia, initialement
imaginée comme « cathédrale des pauvres ».
Les travaux ont commencé en 1882 sans aucun permis de construire. Les autorités
municipales n’ont en effet jamais répondu à la demande de l’architecte. Gaudi
poursuit son œuvre en toute illégalité. Le permis de construire ne sera
finalement délivré, après moult tractations notamment financières, que… 137 ans
plus tard, au XXIe siècle !
L’architecte aux goûts
raffinés ne verra jamais l’achèvement du sanctuaire aux dimensions
impressionnantes et aux voûtes hyperboloïdes. Il faudra plus d’un siècle, voire
d’un siècle et demi, pour assurer cet achèvement grâce à l’intervention d’une
Fondation, d’autant que l’atelier, les plans et les archives de Gaudi ont été
incendiés en 1936 par des militants anticléricaux. Ce qui n’a pas empêché
l’inauguration des 4 tours des Evangélistes en 2023, terminées dans l’esprit du
catalan qui disait : « L’originalité consiste à revenir aux
origines ».
Vues du Parc Güell conçu par Gaudi qui y a beaucoup utilisé le trencadis, la
céramique fragmentée en forme de mosaïque. © Étienne Madranges
Parallèlement, de 1900 à
1914, Gaudi élabore le célèbre Parc Güell à la demande du mécène éponyme, un
jardin extraordinaire désormais inscrit comme la basilique barcelonnaise sur la
liste du Patrimoine mondial de l’Unesco. Il entreprend d’autres constructions
tout aussi étonnantes, qui font le bonheur de milliers de touristes ébahis.
Vivant au soir de sa vie dans
la plus grande simplicité, il meurt en 1929 après avoir été renversé par un
tramway, alors qu’il se rendait pour prier dans une église de sa ville. Il est
inhumé dans la crypte de la Sagrada Familia.
Enfin le procès… posthume
Longtemps après sa mort, en
2003, Gaudi va se trouver au cœur d’un procès bien particulier : un procès
en… béatification ! La béatification permet au pape de décréter qu’un
chrétien a eu une vie exemplaire et vertueuse. La procédure est très rigoureuse
et prend en général plusieurs années ; le Bienheureux doit notamment avoir
fait un miracle. Elle est indispensable avant une éventuelle canonisation qui
fait du Bienheureux un Saint. Un contradicteur, chargé de contester le
bien-fondé de la requête, doit être entendu : il s’agit de « l’avocat
du diable », dont la fonction transformée s’est répandue dans le
langage courant.
A Barcelone, en Catalogne et
bien-au-delà, de nombreux fidèles, des admirateurs et des ecclésiastiques ont
élaboré un dossier pour que le bâtisseur de l’inachevée Sagrada Familia
devienne Antoni le Bienheureux.
En se rendant à Barcelone en
2010 pour consacrer la basilique Sagrada Familia, le pape Benoît XVI a
insisté sur le nécessaire lien entre l’art et la foi, la beauté et la vérité et
a confirmé la poursuite du processus menant à la béatification de l’architecte
catalan encouragée par son prédécesseur Jean-Paul II.
Gaudi ? Un grand
mystique, auteur d’un « caprice » mais aussi d’un édifice protégeant
l’office, le pain et le calice, un architecte plein de malice aux modernistes
esquisses, dont l’imagination créatrice et les conceptions fondatrices laissent
des chefs-d’œuvre en véritable feu d’artifice.
Étienne
Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 209
* En France, la Maison
Picassiette, totalement imaginée par un particulier, entièrement recouverte de
« pique-assiette », donc de céramique fragmentée, est à Chartres
(Eure-et-Loir) le plus émouvant témoignage de cette technique.