CULTURE

EMPREINTES D'HISTOIRE. Par quel caprice d'avocat, l'architecte catalan Gaudi a-t-il commencé sa carrière sous le règne d'un ancien élève du collège Stanislas ?

EMPREINTES D'HISTOIRE. Par quel caprice d'avocat, l'architecte catalan Gaudi a-t-il commencé sa carrière sous le règne d'un ancien élève du collège Stanislas ?
Éléments de la Sagrada Familia en travaux en 2004. (c) Étienne Madranges
Publié le 04/02/2024 à 07:00

Récemment, Étienne Madranges nous contait le talent de bâtisseur de l’architecte Gillet. Il nous emmène ici dans la demeure espagnole d’un avocat de Cantabrie réalisée par Antoni Gaudi, le génie catalan. Afin de pimenter la lecture de ses textes, il a coutume d’introduire dans chacune de ses chroniques des mots rares ou inusités. Cette fois-ci, il ne sera pas inutile d’ouvrir un dictionnaire pour découvrir la signification d’un pseudanthe aux capitules entourés d’involucres à bractées.

La ville de Comillas (Cantabrie, Espagne) est une charmante et touristique cité côtière de Cantabrie au nord de l’Espagne, à l’architecture variée et pittoresque, néo-gothique, néo-arabe, néo-mudéjar ou traditionnelle.

Elle a accueilli une université pontificale et a connu un épisode de l’épopée de l’aviation puisqu’en 1929, l’avion français de grand raid « le Canari » en provenance des Etats-Unis, piloté par le pionnier Jean Assolant, s’y est posé avec le premier passager clandestin de l’histoire.

Le caprice, le tournesol et la céramique

A Comillas se trouve un édifice étonnant : « El Capricho », « Le Caprice ». Ainsi surnommée, la Villa Quijano, construite entre 1883 et 1885 est sans doute l’une des œuvres les plus éclectiques de l’architecte catalan Antoni Gaudi. Elle est le fruit d’un caprice d’avocat, Maximo Diaz de Quijano.

Un avocat originaire de Cantabrie, riche pour avoir fait fortune aux Amériques, particulièrement à Cuba, et pour avoir travaillé pour le compte de la Compagnie espagnole de navigation transatlantique. Un avocat musicien, pianiste et compositeur, auteur de chansons pour les chansonniers. Un avocat botaniste, qui aime les végétaux. Un avocat célibataire et sans enfants. Un avocat aux goûts ostentatoires qui a envie d’une maison aux formes exotiques qui interroge, qui interpelle, qui suscite l’imaginaire, qui étonne le visiteur.

Elle est le fruit d’un concept nouveau, le modernisme, mis en œuvre par un architecte catalan de génie adepte de l’Art nouveau, Antoni Gaudi. Un architecte au crayon puissant, à l’imagination débordante, à la vitalité permanente. Un architecte en permanence inspiré par la nature, déclarant : « Je n’invente rien, je copie le grand livre toujours ouvert de la nature ». Un architecte végétarien. Un architecte célibataire et sans enfants. Un architecte qui crée des maisons aussi fantaisistes que des châteaux de sable et des palais imaginaires.

La rencontre d’Antoni et Maximo conduit à la conception d’un chef d’œuvre. Le Catalan et le Cantabre sont tous deux barbus à l’image du roi Alphonse XII qui règne jusqu’en 1885 sur l’Espagne, ce monarque proche du peuple né Prince de Bourbon et Bourbon ayant fait ses études à Paris au collège Stanislas. Ils ont en commun la recherche de la lumière. Or, la plante associée au soleil est le tournesol.

 

« Le Caprice » de Gaudi à Comillas (Espagne), le portrait de l’avocat Diaz de Quijano, Antoni Gaudi sculpté dans le jardin, un tournesol en céramique de la villa. © Étienne Madranges

Dès lors, la Villa Quijano ne peut être que la lumineuse villa des tournesols ! Pour l’architecte, le tournesol ne représente pas seulement la lumière. Pour les botanistes, la fleur de tournesol (Helianthus annus), de la famille des astéracées (comme le topinambour) est un pseudanthe formé de capitules entourés d’involucres à bractées aux vertus oléagineuses, sujet à l’héliotropisme, et ses feuilles sont cordées, c’est-à-dire qu’elles ont la forme d’un cœur.

Pour Gaudi, cette fleur a surtout un côté ésotérique et étincelant. Comme l’écrit le conservateur de la villa devenue musée, Gaudi « dissimule un système symbolique complexe de métaphores évoquant la nature, la lumière et la musique ».

Le créateur catalan utilise les azulejos, ces carreaux de céramique typiquement ibériques, inaltérables, vernis, colorés, qui permettent la polychromie. Et s’il aime tout particulièrement la céramique en carreaux intacts, il aime aussi beaucoup la céramique fragmentée (voir plus bas), sorte de peau architecturale formée d’éclats de céramique ressemblant à la mosaïque appelée trencadis permettant des dessins chaotiques*. Issu d’une famille de chaudronniers, il conçoit lui-même les ferronneries originales qui parent ses édifices.

« Le Caprice » est dominé par une tour, sorte de mini-belvédère d’observation reposant sur des colonnes massives, tour destinée à accroître l’aspect fantasmagorique de l’édifice. L’avocat propriétaire a ainsi son amusant donjon, du sommet duquel il a une vue plongeante et panoramique sur Comillas.

Et pourtant…étonnante et tragique facétie de l’histoire, il meurt avant la fin des travaux, ne profitant de sa villa que pendant quelques mois. Quant à Gaudi, qui a dessiné ses plans à distance, il ne mettra jamais les pieds à Comillas et n’aura jamais rencontré le commanditaire.

Sacrée famille ? Une sacrée basilique !

Après « El Capricho », Gaudi poursuit à Barcelone la construction du Temple expiatoire de la Sacrée Famille, plus connue sous le nom de Sagrada Familia, initialement imaginée comme « cathédrale des pauvres ».
Les travaux ont commencé en 1882 sans aucun permis de construire. Les autorités municipales n’ont en effet jamais répondu à la demande de l’architecte. Gaudi poursuit son œuvre en toute illégalité. Le permis de construire ne sera finalement délivré, après moult tractations notamment financières, que… 137 ans plus tard, au XXIe siècle !

L’architecte aux goûts raffinés ne verra jamais l’achèvement du sanctuaire aux dimensions impressionnantes et aux voûtes hyperboloïdes. Il faudra plus d’un siècle, voire d’un siècle et demi, pour assurer cet achèvement grâce à l’intervention d’une Fondation, d’autant que l’atelier, les plans et les archives de Gaudi ont été incendiés en 1936 par des militants anticléricaux. Ce qui n’a pas empêché l’inauguration des 4 tours des Evangélistes en 2023, terminées dans l’esprit du catalan qui disait : « L’originalité consiste à revenir aux origines ».

 

Vues du Parc Güell conçu par Gaudi qui y a beaucoup utilisé le trencadis, la céramique fragmentée en forme de mosaïque. © Étienne Madranges

Parallèlement, de 1900 à 1914, Gaudi élabore le célèbre Parc Güell à la demande du mécène éponyme, un jardin extraordinaire désormais inscrit comme la basilique barcelonnaise sur la liste du Patrimoine mondial de l’Unesco. Il entreprend d’autres constructions tout aussi étonnantes, qui font le bonheur de milliers de touristes ébahis.

Vivant au soir de sa vie dans la plus grande simplicité, il meurt en 1929 après avoir été renversé par un tramway, alors qu’il se rendait pour prier dans une église de sa ville. Il est inhumé dans la crypte de la Sagrada Familia.

Enfin le procès… posthume

Longtemps après sa mort, en 2003, Gaudi va se trouver au cœur d’un procès bien particulier : un procès en… béatification ! La béatification permet au pape de décréter qu’un chrétien a eu une vie exemplaire et vertueuse. La procédure est très rigoureuse et prend en général plusieurs années ; le Bienheureux doit notamment avoir fait un miracle. Elle est indispensable avant une éventuelle canonisation qui fait du Bienheureux un Saint. Un contradicteur, chargé de contester le bien-fondé de la requête, doit être entendu : il s’agit de « l’avocat du diable », dont la fonction transformée s’est répandue dans le langage courant.

A Barcelone, en Catalogne et bien-au-delà, de nombreux fidèles, des admirateurs et des ecclésiastiques ont élaboré un dossier pour que le bâtisseur de l’inachevée Sagrada Familia devienne Antoni le Bienheureux.

En se rendant à Barcelone en 2010 pour consacrer la basilique Sagrada Familia, le pape Benoît XVI a insisté sur le nécessaire lien entre l’art et la foi, la beauté et la vérité et a confirmé la poursuite du processus menant à la béatification de l’architecte catalan encouragée par son prédécesseur Jean-Paul II.

Gaudi ? Un grand mystique, auteur d’un « caprice » mais aussi d’un édifice protégeant l’office, le pain et le calice, un architecte plein de malice aux modernistes esquisses, dont l’imagination créatrice et les conceptions fondatrices laissent des chefs-d’œuvre en véritable feu d’artifice.  

Étienne Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 209

* En France, la Maison Picassiette, totalement imaginée par un particulier, entièrement recouverte de « pique-assiette », donc de céramique fragmentée, est à Chartres (Eure-et-Loir) le plus émouvant témoignage de cette technique.

 

0 commentaire
Poster

Nos derniers articles