CULTURE

EMPREINTES D'HISTOIRE. Pourquoi fallait-il autrefois demander la permission de porter un pantalon pour avoir le bonheur de peindre des vaches ?

EMPREINTES D'HISTOIRE. Pourquoi fallait-il autrefois demander la permission de porter un pantalon pour avoir le bonheur de peindre des vaches ?
Labourage nivernais de Rosa Bonheur, 1849, exposé au musée d'Orsay (c) Étienne Madranges
Publié le 24/12/2023 à 07:00

Le bonheur est dans le pré. Marie-Rosalie naît le 16 mars 1822. Les adeptes d’astrologie préciseront : sous le signe du Poisson. C’eût été le bélier, le taureau ou le lion, les commentateurs futurs en eussent imaginé de multiples interprétations.

Ses parents sont comblés de bonheur. Pour apprendre les lettres de l’alphabet, sa mère lui fait dessiner des animaux. Son père, Raymond Bonheur, adepte du saint-simonisme, est professeur de dessin et la prendra dans son atelier à la mort soudaine de sa mère, dont le décès lui fait prendre conscience qu’il ne faut jamais dépendre de quiconque.

Elle a une sœur et deux frères, dont Isidore.

Elle commence à peindre dès son adolescence et obtient des médailles, notamment pour son tableau « Bœufs et Taureaux, race du Cantal », qui lui vaut de recevoir une commande de l’Etat en 1849. Elle réalise alors le « Labourage nivernais » qui lui vaut le succès mais dont le paiement lui sert… à payer les funérailles de son père qui vient de rejoindre l’empyrée des artistes. La plupart des commentateurs ne peuvent qu’admirer la virtuosité à représenter bouviers et bovidés lors du sombrage, ce premier labour qui précède la plantation des vignes. Gustave Courbet s’en inspirera ! Et rares sont les observations cavalières devant cette évocation animalière qui mêle labour et labeur.

Rosa est son prénom d’artiste.

Elle aime le bovin et l’ovin, l’équidé et le canidé, l’animal dans son élément, dans sa souffrance, dans son élégance, dans son obéissance, dans sa résistance, dans sa rumination, dans son interrogation. Elle déteste la maltraitance animale. Elle aime le rural, l’agreste, le champêtre, le bucolique, le pastoral.

Tout la séduit, oiseaux de la volière, fauves de la jungle inhospitalière, daims et biches dans la clairière, vache quittant la bétaillère, chevreau dans les bras de la chevrière, goupil sortant de sa renardière. Pour Rosa Bonheur, le bonheur est véritablement dans le pré. Et le monde sylvestre est son temple. Excellente anatomiste, remarquable coloriste, elle invente la poésie naturaliste.

En 1853, alors qu’elle a 31 ans, elle se rend pendant plusieurs semaines sur un marché aux chevaux parisien situé boulevard de l’Hôpital, discute avec des maquignons, fait des croquis et des esquisses, et peint sur une toile de 5 mètres « Le Marché aux chevaux », un sujet à l’époque très masculin. Cette œuvre puissante va la faire entrer dans la cour des grands, lui donner une renommée internationale et lui offrir les moyens de développer son art. Une toile qui sera parfois qualifiée de… peinture virile ! Rares sont les ultracrépidarianistes qui mettent en doute ses capacités à reproduire avec minutie la vie animale. Elle vend cette œuvre à un Belge résidant à Londres qui lui en propose quatre fois le prix qu’elle demande. La toile sera acquise plus tard par un mécène américain qui en fera don au Métropolitain Museum of Art de New York.


L’atelier de Rosa Bonheur du Château de By à Thomery (77), désormais propriété de Katherine Brault qui fait un exceptionnel travail de mise en valeur de l’artiste, de son château et de son œuvre © Étienne Madranges

Le pantalon, vêtement exclusivement masculin ?

La vente de ce tableau lui permet d’acheter en 1859 à Thomery (Seine-et-Marne) le château de By, demeure seigneuriale du XVe siècle, avec un parc de plusieurs hectares qui borde la forêt de Fontainebleau où s’ébattent de multiples cervidés. Elle propose à son amie d’enfance et compagne, la peintre Nathalie Micas, de venir habiter au château avec sa mère.

Nathalie Micas a plus d’une corde à son arc. Posant ses pinceaux, elle invente un système très performant de freinage pour les trains et en dépose le brevet intitulé « frein Micas ». Elle fait même installer une voie ferrée dans le parc du château afin d’organiser une expérimentation grandeur nature.

De nombreux animaux rejoignent Thomery et s’ébattent dans la propriété. Une lionne, Fatma, décrite par un journal comme « folâtre cultivant la plaisanterie », devient même l’amie affectueuse, presque la confidente de l’artiste. Sa dépouille figure toujours dans l’atelier de Rosa.

Mais il est difficile de peindre de grandes toiles après avoir visité des champs, des abattoirs et des marchés aux bestiaux, tout comme il est embarrassant de s’occuper de voies ferrées et de locomotives à vapeur… en robe ou en jupe.

Or, la gent masculine estime que le pantalon messied singulièrement à la gent féminine et ne saurait être un atour ou un parement. Au mieux un accoutrement, un affublement, un déguisement.

Une ordonnance du préfet de police Louis-Nicolas Dubois* du 26 brumaire an IX (7 novembre 1800), en vigueur au XIXe siècle, interdit aux femmes le port du pantalon : « toute femme désirant s’habiller en homme doit se présenter à la préfecture de police pour en obtenir l’autorisation ; celle-ci ne peut être donnée qu’au vu d’un certificat d’un officier de santé ».

Les deux femmes sont donc contraintes de demander à la préfecture de police le droit de porter un pantalon. Elles l’obtiennent.**

Mais il leur arrive de mettre une robe lors de sorties, contrairement à George Sand qui fait de son pantalon un élément militant de son féminisme. Car, si le pantalon symbolise pour certaines l’émancipation, Rosa revendique le droit de conserver ses jupes, blâmant les femmes qui renoncent à leurs vêtements traditionnels !


Au tribunal d’Yvetot, fermé en 2009, tribunal civil de première instance se trouvait l’un des premiers meubles destinés au casier judiciaire imaginé par le magistrat Arnould Bonneville de Marsengy © Étienne Madranges; la recherche d’antécédents nécessitait autrefois des recherches manuelles dans les étagères du tribunal dans la circonscription duquel était née la personne concernée !

Quand une peintre animalière se retrouve devant l’inventeur du casier judiciaire…

En 1865, Rosa Bonheur est assignée en justice par l’un de ses clients, un certain Pourchet, riche négociant de Lyon. Ce dernier lui a commandé en décembre 1860 une toile d’une valeur de 8 000 à 10 000 francs représentant soit un attelage de bœufs, soit une scène de labourage. Elle a commencé à peindre mais décide finalement d’interrompre son travail et de ne pas livrer l’œuvre au commanditaire. Celui-ci, très contrarié, l’assigne donc devant le tribunal de Fontainebleau, lequel ordonne à l’artiste de terminer son travail dans un délai de 6 mois et la condamne à une astreinte journalière de 20 francs par jour de retard. Rosa fait appel. Les juges de la Cour impériale de Paris sont d’un avis différent et ne retiennent pas l’astreinte ni l’obligation d’achever le travail. En revanche, Rosa est condamnée à payer 4 000 francs de dommages-intérêts.

Nombre de juristes interprètent cette décision comme un début de jurisprudence en matière de droit moral de l’auteur.

Il faut préciser que les magistrats ayant à connaître de ce dossier à la Cour sont de grands juristes. Le premier avocat général appelé à donner ses conclusions est Oscar de Vallée, auteur de plusieurs ouvrages dont un sur l’éloquence judiciaire. Il sera peu après nommé Conseiller d’État avant de devenir sénateur à vie. Dans ses conclusions pour le cas d’espèce, il écrit : « Quelque condescendance que réclame le génie (nous dirions simplement le talent), cette condescendance ne peut aller jusqu’à la non-exécution de promesses incontestables ». Il utilise ainsi la maxime « nemo praecise cogi potest ad factum » qui a inspiré l’article 1142 du Code civil en vigueur de 1804 à 2016 : « Toute obligation de faire ou de ne pas faire se résout en dommages et intérêts en cas d’inexécution de la part du débiteur ».

Quant au président de la juridiction, Arnould Bonneville de Marsengy, il est un précurseur de la criminologie. On lui doit notamment la création du casier judiciaire et la mise en place dans les tribunaux d’aménagements spécifiques pour la mise en œuvre de ce casier (voir image). Il avait été précédemment procureur à Reims puis à Versailles, et président à Versailles.

On peut retenir également de la lecture de l’arrêt de la Cour de Paris qu’il contient des formules surannées qui mettront du temps à quitter le vocabulaire judiciaire : « met l’appellation et ce dont est appel au néant en ce que… » ou encore « émendant quant à ce, … ». ***

Isidore Bonheur (1827-1901), frère cadet de Rosa, qu’elle surnomme Dodore, et qu’elle adore, fréquente lui aussi un Palais de Justice, mais dans l’ile de la Cité. Et ce n’est pas pour un procès. Sculpteur spécialisé dans la sculpture animalière, il réalise en 1866 en ronde bosse les deux lions du Palais de justice de Paris, situés côté Harlay face à la place Dauphine.


L’un des deux lions sculptés par Isidore Bonheur, frère de Rosa, devant la façade du Palais de Justice de Paris dans l’ile de la Cité, côté place Dauphine © Étienne Madranges

Animaux, lionceaux, taureaux, chevaux, château, pinceaux, tableaux… mais aussi Hugo, Gounod, Eugénie de Montijo, Carnot…

Rosa a un esprit éclectique et tout l’intéresse, la nature, la cause animale, les sciences, la technologie. Elle aime la musique, a un piano et une loge à l’opéra. Elle a son propre laboratoire photographique et utilise la cyanotypie. Elle reçoit des musiciens, Charles Gounod, Georges Bizet, des sopranos, des écrivains, Gustave Flaubert, Victor Hugo, des vedettes américaines comme Buffalo Bill alias colonel William Cody…

L’impératrice, pour laquelle le génie n’a pas de sexe, lui rend visite en carrosse à Thomery en 1865 pour lui remettre la Légion d’honneur et en faire la première femme artiste à recevoir cette décoration. L’Empereur l’invite au château de Fontainebleau où, lors d’un repas, elle le met en garde en toute spontanéité contre l’absence de fraîcheur des œufs qui sont servis à table, suscitant l’amusement du souverain. Le président de la République Sadi Carnot la promeut au grade d’officier de la Légion d’honneur en 1894.

Après le décès en 1898 de son amie d’enfance Nathalie, Rosa sympathise avec la peintre américaine Anna Klumpke et l’invite à s’installer chez elle. Rosa meurt en 1899. Anna Klumpke entreprend de conserver la mémoire de l’artiste, de son mode de vie, de ses exploits, de ses œuvres. On lui doit des informations précieuses et détaillées sur l’existence de la géniale créatrice.

Rosa Bonheur ? Une femme peintre éclairée, une artiste combattante, sachant mettre en valeur l’attelage et le pâturage, la biche et le caniche, le pigeon et le bison, l’écureuil et le chevreuil, esquissant moult créatures s’échappant de la soue, de l’étable, de l’écurie, de la bauge, de la souille, du nid, du bercail, de la tanière, peignant les sillons de la terre fraîchement déchaumée, traçant ainsi le sillon d’une femme engagée suscitant l’émotion par sa mise en valeur du monde animal.

Étienne Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 204


* Louis-Nicolas Dubois, fils d’un bailli, commença sa carrière comme avocat puis procureur du Châtelet puis juge à Paris avant de devenir préfet de police en 1800 ; sa vie tumultueuse (il avait plusieurs concubines), son absence lors d’un grand incendie, ses carences amenèrent sa disgrâce en 1810.
** pour l’anecdote, la première femme ministre se rendant en pantalon à l’Assemblée nationale fut Alice Saunier-Seïté en 1976 et la première parlementaire en pantalon dans l’hémicycle fut en 1978 la députée communiste Chantal Leblanc.
En 1973, le magistrat Maurice Rousseau, président du Tribunal de Melun, a fait l’objet d’une mutation par le CSM pour avoir refusé de recevoir la prestation de serment d’une fonctionnaire des impôts se présentant en pantalon… Il avait également refusé de valider l’adoption d’un enfant par des parents portant le nom de Trognon, patronyme qu’il jugeait ridicule…
*** un grand merci à l’archiviste du Musée Rosa Bonheur à Thomery qui a fait savoir à l’auteur de cette chronique que Rosa Bonheur avait été confrontée à Nice à au moins un autre procès du même genre.

 


0 commentaire
Poster
by

Nos derniers articles