Le
bonheur est dans le pré. Marie-Rosalie naît le 16 mars 1822. Les adeptes
d’astrologie préciseront : sous le signe du Poisson. C’eût été le bélier,
le taureau ou le lion, les commentateurs futurs en eussent imaginé de multiples
interprétations.
Ses parents sont comblés de
bonheur. Pour apprendre les lettres de l’alphabet, sa mère lui fait dessiner
des animaux. Son père, Raymond Bonheur, adepte du saint-simonisme, est
professeur de dessin et la prendra dans son atelier à la mort soudaine de sa
mère, dont le décès lui fait prendre conscience qu’il ne faut jamais dépendre
de quiconque.
Elle a une sœur et deux
frères, dont Isidore.
Elle commence à peindre dès
son adolescence et obtient des médailles, notamment pour son tableau « Bœufs
et Taureaux, race du Cantal », qui lui vaut de recevoir une commande
de l’Etat en 1849. Elle réalise alors le « Labourage nivernais »
qui lui vaut le succès mais dont le paiement lui sert… à payer les funérailles
de son père qui vient de rejoindre l’empyrée des artistes. La plupart des
commentateurs ne peuvent qu’admirer la virtuosité à représenter bouviers et
bovidés lors du sombrage, ce premier labour qui précède la plantation des
vignes. Gustave Courbet s’en inspirera ! Et rares sont les observations
cavalières devant cette évocation animalière qui mêle labour et labeur.
Rosa est son prénom
d’artiste.
Elle aime le bovin et l’ovin,
l’équidé et le canidé, l’animal dans son élément, dans sa souffrance, dans son
élégance, dans son obéissance, dans sa résistance, dans sa rumination, dans son
interrogation. Elle déteste la maltraitance animale. Elle aime le rural,
l’agreste, le champêtre, le bucolique, le pastoral.
Tout la séduit, oiseaux de la
volière, fauves de la jungle inhospitalière, daims et biches dans la clairière,
vache quittant la bétaillère, chevreau dans les bras de la chevrière, goupil
sortant de sa renardière. Pour Rosa Bonheur, le bonheur est véritablement dans
le pré. Et le monde sylvestre est son temple. Excellente anatomiste, remarquable
coloriste, elle invente la poésie naturaliste.
En 1853, alors qu’elle a 31
ans, elle se rend pendant plusieurs semaines sur un marché aux chevaux parisien
situé boulevard de l’Hôpital, discute avec des maquignons, fait des croquis et
des esquisses, et peint sur une toile de 5 mètres « Le Marché aux
chevaux », un sujet à l’époque très masculin. Cette œuvre puissante va
la faire entrer dans la cour des grands, lui donner une renommée internationale
et lui offrir les moyens de développer son art. Une toile qui sera parfois
qualifiée de… peinture virile ! Rares sont les ultracrépidarianistes qui
mettent en doute ses capacités à reproduire avec minutie la vie animale. Elle
vend cette œuvre à un Belge résidant à Londres qui lui en propose quatre fois
le prix qu’elle demande. La toile sera acquise plus tard par un mécène
américain qui en fera don au Métropolitain Museum of Art de New York.
L’atelier de Rosa Bonheur du Château de
By à Thomery (77), désormais propriété de Katherine Brault qui fait un
exceptionnel travail de mise en valeur de l’artiste, de son château et de son
œuvre © Étienne Madranges
Le pantalon, vêtement
exclusivement masculin ?
La vente de ce tableau lui
permet d’acheter en 1859 à Thomery (Seine-et-Marne) le château de By, demeure
seigneuriale du XVe siècle, avec un parc de plusieurs hectares qui
borde la forêt de Fontainebleau où s’ébattent de multiples cervidés. Elle
propose à son amie d’enfance et compagne, la peintre Nathalie Micas, de venir
habiter au château avec sa mère.
Nathalie Micas a plus d’une
corde à son arc. Posant ses pinceaux, elle invente un système très performant
de freinage pour les trains et en dépose le brevet intitulé « frein
Micas ». Elle fait même installer une voie ferrée dans le parc du château
afin d’organiser une expérimentation grandeur nature.
De nombreux animaux
rejoignent Thomery et s’ébattent dans la propriété. Une lionne, Fatma, décrite
par un journal comme « folâtre cultivant la plaisanterie »,
devient même l’amie affectueuse, presque la confidente de l’artiste. Sa
dépouille figure toujours dans l’atelier de Rosa.
Mais il est difficile de
peindre de grandes toiles après avoir visité des champs, des abattoirs et des
marchés aux bestiaux, tout comme il est embarrassant de s’occuper de voies
ferrées et de locomotives à vapeur… en robe ou en jupe.
Or, la gent masculine estime
que le pantalon messied singulièrement à la gent féminine et ne saurait être un
atour ou un parement. Au mieux un accoutrement, un affublement, un déguisement.
Une ordonnance du préfet de
police Louis-Nicolas Dubois* du 26 brumaire an IX (7 novembre 1800), en vigueur
au XIXe siècle, interdit aux femmes le port du pantalon : « toute femme désirant s’habiller
en homme doit se présenter à la préfecture de police pour en obtenir
l’autorisation ; celle-ci ne peut être donnée qu’au vu d’un certificat
d’un officier de santé ».
Les deux femmes sont donc
contraintes de demander à la préfecture de police le droit de porter un
pantalon. Elles l’obtiennent.**
Mais il leur arrive de mettre
une robe lors de sorties, contrairement à George Sand qui fait de son pantalon
un élément militant de son féminisme. Car, si le pantalon symbolise pour
certaines l’émancipation, Rosa revendique le droit de conserver ses jupes,
blâmant les femmes qui renoncent à leurs vêtements traditionnels !
Au
tribunal d’Yvetot, fermé en 2009, tribunal civil de première instance se
trouvait l’un des premiers meubles destinés au casier judiciaire imaginé par le
magistrat Arnould Bonneville de Marsengy © Étienne Madranges; la recherche
d’antécédents nécessitait autrefois des recherches manuelles dans les
étagères du tribunal dans la circonscription duquel était née la personne
concernée !
Quand une peintre animalière
se retrouve devant l’inventeur du casier judiciaire…
En 1865, Rosa Bonheur est
assignée en justice par l’un de ses clients, un certain Pourchet, riche
négociant de Lyon. Ce dernier lui a commandé en décembre 1860 une toile d’une
valeur de 8 000 à 10 000 francs représentant soit un attelage de
bœufs, soit une scène de labourage. Elle a commencé à peindre mais décide
finalement d’interrompre son travail et de ne pas livrer l’œuvre au
commanditaire. Celui-ci, très contrarié, l’assigne donc devant le tribunal de
Fontainebleau, lequel ordonne à l’artiste de terminer son travail dans un délai
de 6 mois et la condamne à une astreinte journalière de 20 francs par jour de
retard. Rosa fait appel. Les juges de la Cour impériale de Paris sont d’un avis
différent et ne retiennent pas l’astreinte ni l’obligation d’achever le
travail. En revanche, Rosa est condamnée à payer 4 000 francs de dommages-intérêts.
Nombre de juristes
interprètent cette décision comme un début de jurisprudence en matière de droit
moral de l’auteur.
Il faut préciser que les
magistrats ayant à connaître de ce dossier à la Cour sont de grands juristes.
Le premier avocat général appelé à donner ses conclusions est Oscar de Vallée,
auteur de plusieurs ouvrages dont un sur l’éloquence judiciaire. Il sera peu
après nommé Conseiller d’État avant de devenir sénateur à vie. Dans ses
conclusions pour le cas d’espèce, il écrit : « Quelque
condescendance que réclame le génie (nous dirions simplement le talent), cette
condescendance ne peut aller jusqu’à la non-exécution de promesses
incontestables ». Il utilise ainsi la maxime « nemo praecise
cogi potest ad factum » qui a inspiré l’article 1142 du Code civil en
vigueur de 1804 à 2016 : « Toute obligation de faire ou de ne pas
faire se résout en dommages et intérêts en cas d’inexécution de la part du
débiteur ».
Quant au président de la
juridiction, Arnould Bonneville de Marsengy, il est un précurseur de la
criminologie. On lui doit notamment la création du casier judiciaire et la mise
en place dans les tribunaux d’aménagements spécifiques pour la mise en œuvre de
ce casier (voir image). Il avait été précédemment procureur à Reims puis à
Versailles, et président à Versailles.
On peut retenir également de
la lecture de l’arrêt de la Cour de Paris qu’il contient des formules surannées
qui mettront du temps à quitter le vocabulaire judiciaire : « met
l’appellation et ce dont est appel au néant en ce que… » ou encore
« émendant quant à ce, … ». ***
Isidore Bonheur (1827-1901), frère
cadet de Rosa, qu’elle surnomme Dodore, et qu’elle adore, fréquente lui aussi
un Palais de Justice, mais dans l’ile de la Cité. Et ce n’est pas pour un
procès. Sculpteur spécialisé dans la sculpture animalière, il réalise en 1866
en ronde bosse les deux lions du Palais de justice de Paris, situés côté Harlay
face à la place Dauphine.
L’un
des deux lions sculptés par Isidore Bonheur, frère de Rosa, devant la façade du
Palais de Justice de Paris dans l’ile de la Cité, côté place Dauphine © Étienne
Madranges
Animaux, lionceaux, taureaux,
chevaux, château, pinceaux, tableaux… mais aussi Hugo, Gounod, Eugénie de
Montijo, Carnot…
Rosa a un esprit éclectique
et tout l’intéresse, la nature, la cause animale, les sciences, la technologie.
Elle aime la musique, a un piano et une loge à l’opéra. Elle a son propre
laboratoire photographique et utilise la cyanotypie. Elle reçoit des musiciens,
Charles Gounod, Georges Bizet, des sopranos, des écrivains, Gustave Flaubert,
Victor Hugo, des vedettes américaines comme Buffalo Bill alias colonel William
Cody…
L’impératrice, pour laquelle
le génie n’a pas de sexe, lui rend visite en carrosse à Thomery en 1865 pour
lui remettre la Légion d’honneur et en faire la première femme artiste à
recevoir cette décoration. L’Empereur l’invite au château de Fontainebleau où,
lors d’un repas, elle le met en garde en toute spontanéité contre l’absence de
fraîcheur des œufs qui sont servis à table, suscitant l’amusement du souverain.
Le président de la République Sadi Carnot la promeut au grade d’officier de la
Légion d’honneur en 1894.
Après le décès en 1898 de son
amie d’enfance Nathalie, Rosa sympathise avec la peintre américaine Anna
Klumpke et l’invite à s’installer chez elle. Rosa meurt en 1899. Anna Klumpke
entreprend de conserver la mémoire de l’artiste, de son mode de vie, de ses
exploits, de ses œuvres. On lui doit des informations précieuses et détaillées
sur l’existence de la géniale créatrice.
Rosa Bonheur ? Une femme
peintre éclairée, une artiste combattante, sachant mettre en valeur l’attelage
et le pâturage, la biche et le caniche, le pigeon et le bison, l’écureuil et le
chevreuil, esquissant moult créatures s’échappant de la soue, de l’étable, de
l’écurie, de la bauge, de la souille, du nid, du bercail, de la tanière, peignant
les sillons de la terre fraîchement déchaumée, traçant ainsi le sillon d’une
femme engagée suscitant l’émotion par sa mise en valeur du monde animal.
Étienne
Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 204
*
Louis-Nicolas Dubois, fils d’un bailli, commença sa carrière comme avocat puis
procureur du Châtelet puis juge à Paris avant de devenir préfet de police en
1800 ; sa vie tumultueuse (il avait plusieurs concubines), son absence
lors d’un grand incendie, ses carences amenèrent sa disgrâce en 1810.
** pour l’anecdote,
la première femme ministre se rendant en pantalon à l’Assemblée nationale fut
Alice Saunier-Seïté en 1976 et la première parlementaire en pantalon dans
l’hémicycle fut en 1978 la députée communiste Chantal Leblanc.
En 1973, le magistrat Maurice Rousseau, président du Tribunal de Melun, a fait
l’objet d’une mutation par le CSM pour avoir refusé de recevoir la prestation
de serment d’une fonctionnaire des impôts se présentant en pantalon… Il avait
également refusé de valider l’adoption d’un enfant par des parents portant le
nom de Trognon, patronyme qu’il jugeait ridicule…
*** un grand merci à l’archiviste du Musée Rosa Bonheur à Thomery qui a fait
savoir à l’auteur de cette chronique que Rosa Bonheur avait été confrontée à
Nice à au moins un autre procès du même genre.