CULTURE

EMPREINTES D'HISTOIRE. Pourquoi la relation extraconjugale de l'épouse d'un riche avocat parisien a-t-elle permis la construction d'un grand lycée de France ?

EMPREINTES D'HISTOIRE. Pourquoi la relation extraconjugale de l'épouse d'un riche avocat parisien a-t-elle permis la construction d'un grand lycée de France ?
Monument aux morts, lycée Jeanson de Sailly (c) Étienne Madranges
Publié le 10/12/2023 à 07:00

D’innombrables ministres, parlementaires, académiciens, banquiers, chefs d’entreprise, avocats, magistrats, artistes, diplomates, héros de la Résistance ont fréquenté les salles de classe de ce lycée public à la longue histoire.

Quatre Prix Nobel dont le romancier Roger Martin du Gard et un président de la Cinquième République, Valéry Giscard d’Estaing, y ont écouté avec assiduité les cours de français.

Le dernier roi d’Afghanistan, Mohammad Zaher Shah, pachtoune sunnite, initiateur de la démocratie dans son pays jusqu’à son abdication en 1973, y a reçu une formation occidentale qui l’a marqué.

Le consul général de Suède Raoul Nordling, diplomate qui a sauvé Paris de la destruction en août 1944 en intervenant auprès du général von Choltitz, en a été l’un des brillants élèves. Né à Paris, fils d’un fabricant de pâte à papier suédois installé en France, il y a fait toute sa scolarité secondaire.

Robert Badinter l’a quitté lors de l’arrivée au pouvoir de Pétain. Une salle de l’établissement porte son nom.

Sacha Guitry, élève indiscipliné exclu de onze établissements scolaires, en a été chassé pour avoir refusé de rédiger les cent lignes d’une admonition. Mû par un soudain élan jaculatoire quarante ans plus tard, il en fera l’éloge en… cent lignes !

L’une des peintures de l’artiste briard André Pinson chargé de décorer ce lycée en 1934 est accompagnée de l’étonnante et vigoureuse devise « Fierté mâle et douceur féminine font le parler de France ».

 

(c) Étienne Madranges 

C’est l’un des rares lycées à avoir pu bénéficier d’aumôniers dans trois religions : catholique, protestante, israélite. On a pu remarquer chez ces derniers le rabbin alsacien Simon Debré*, auteur d’un livre sur l’humour judéo-alsacien (Yédisch-Daïtsch), père du Professeur Debré, grand-père du Premier ministre Michel Debré et du peintre Olivier Debré, arrière-grand-père de Jean-Louis et Bernard Debré.

Le poète Stéphane Mallarmé, plus préoccupé par son œuvre littéraire (« un coup de dés jamais n’abolira le hasard ») et sa promotion que par la pédagogie et la définition des consonnes fricatives glottales sourdes, y a enseigné l’anglais. Par intermittence… car il était souvent absent sans raison valable.

Le lycée des temps nouveaux

Cet athénée des temps modernes, c’est le lycée parisien Janson de Sailly.

L’Université dispose de fonds importants. Sa création est décidée en 1876 par le Président Patrice de Mac Mahon et William Waddington, ministre de l’Instruction publique.

Paris manque cruellement de lycées, ces établissements créés à l’initiative de Napoléon Bonaparte par la loi du 11 Floréal an X (1er mai 1802) sur la proposition d’Antoine-François Fourcroy et de Jean-Antoine Chaptal afin de remplacer les Écoles centrales. La capitale n’en compte alors que quatre, qui deviendront Louis le Grand, Henri IV, Charlemagne et Condorcet.

Le lieu choisi est le quartier de Passy, « ancien petit village de maraîchers, naguère faubourg lointain, aux buttes de gazon rabougri, aux routes bordées de maisonnettes… où l’eau est abondante et de bonne qualité… sur une colline préservée des exhalaisons et des miasmes s’élevant incessamment de la fourmilière humaine »**.

La première pierre est posée rue de la Pompe à Paris le samedi 15 octobre 1881 par Jules Ferry. Le temps est automnal avec quelques rafales de vent.

De nombreuses personnalités assistent à l’événement, parmi lesquelles Victor Hugo accompagné d’autres académiciens, et le maire de l’arrondissement, Henri Martin.

La presse parisienne n’évoque guère la cérémonie de la première pierre. Elle préfère relater la condamnation à mort le 14 octobre 1881 d’Eugène Pigeonnet dit le Rouquin qui a donné un coup de couteau mortel lors d’une rixe, « ce souteneur de filles âgé de 22 ans appartenant à cette classe de vauriens débauchés et paresseux, ayant tous les vices, que toutes les flétrissures ont souillé ».

Jules Ferry, qui cumule les fonctions de président du Conseil et de ministre chargé de l’Instruction publique, est emphatique dans son discours, évoquant un lycée modèle, « les vastes préaux, les beaux ombrages, la lumière…tout ce qu’il faut aux enfants comme aux plantes car ils vivent avant tout comme elles, de soleil et de grand air », se réjouissant de « l’alliance féconde de notre jeune démocratie et de la vieille Université française », évoquant un internat « éloigné de l’idéal claustral et quasi monastique » qui présidait à la construction des vieux lycées, critiquant les lieux anciens où l’on préparait « non pour la vie de tous, mais pour des existences exceptionnelles, ceux-ci pour la robe, ceux-là pour l’Église, les privilégiés d’une société aristocratique ». Il s’enflamme : « c’est le lycée des temps nouveaux que nous construisons ! ».

 

Cour d’honneur du lycée Jeanson de Sailly (c) Étienne Madranges

Quatre ans plus tard, en 1885, il prononcera son célèbre discours pro-colonial lors duquel il dira ces mots qui résonnent pour le moins curieusement aujourd’hui : « Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures... ».

En seulement trois ans, sur une parcelle de plus de trois hectares, l’architecte Charles Jean Laisné, professeur à l’École des Beaux-Arts, spécialiste de la construction de bâtiments scolaires, connu pour avoir restauré des cathédrales et le Pont du Gard (il participera également à la construction de la Cour de cassation), érige des bâtiments agrémentés d’une somptueuse cour d’honneur qui vont affronter avec succès les décennies, les outrages du temps, les dégradations, les temps de guerre et donner à la pédagogie un écrin de grande qualité.

Alexandre Janson, un avocat aux valeurs humanistes

Pourquoi Janson de Sailly alors que ce nom n’a jamais existé à l’état civil et ne figure dans aucun registre ?

L’histoire est étonnante.

Alexandre Emmanuel François Janson naît à Paris le 26 juin 1782***. Il fait de brillantes études et devient avocat en 1806.

Il sympathise avec des membres éminents du barreau parisien et notamment Pierre-Nicolas Berryer, qui défendra en 1815 le Maréchal Ney, ne pouvant cependant le faire échapper au peloton d’exécution dans la clairière de la closerie des Lilas.

C’est ainsi qu’il rencontre la fille de son confrère, Marie-Jeanne Berryer, sœur du célèbre Pierre-Antoine Berryer qui sera l’un des plus grands avocats du XIXe siècle ****.

Janson épouse Marie-Jeanne Berryer en 1809. Il possède des biens de bon rendement et dispose de ressources importantes. La dot de la jeune épousée est rondelette.

Le couple enchaîne les réunions mondaines.

Cependant, Marie-Jeanne considère que le nom de Janson ne sonne guère comme il convient dans l’élégante société parisienne et décide de s’octroyer une particule. Son grand-père paternel habite dans les Ardennes à Sailly, un village agricole et forestier entouré de prairies, traversé par le ruisseau des gros Saules qui se jette dans la Nonne. La décision est rapidement prise : le couple s’appellera désormais Janson de Sailly. Sans autorisation ni intervention de qui que ce soit, sans régularisation administrative, sans mention à l’état civil.

La jeune épouse s’émancipe rapidement des règles traditionnelles de la fidélité conjugale et fait vivre un enfer à son mari. Les proches ne concourent guère à l’apaisement. Mais le divorce est impossible sous la Restauration, car Louis XVIII a fait abroger ce « poison révolutionnaire » par la loi Bonald du 8 mai 1816. C’est donc une séparation de corps qui désunit les époux.

Janson, qui avait rédigé un testament en faveur de sa femme, revient sur ses premiers engagements et révoque toutes les donations faites en faveur de l’imprudente et impudente libertine.

Et il lègue la plus grande partie de sa fortune à l’Université, assortissant ce legs de diverses conditions : l’argent doit être utilisé pour construire un lycée pour garçons, une institution intitulée Collège Janson « où des jeunes gens distingués par leur amour filial et âgés d’au moins 12 ans recevront l’éducation des humanités ».

Devenu franc-maçon au Grand Orient où il est « Grand Élu Chevallier Kadosch », Janson décède quelques années plus tard en 1829. Le Grand Orient organise en 1830 une pompe funèbre maçonnique en son honneur.

La veuve joyeuse conteste les dispositions prises par Janson. Elle veut récupérer l’héritage. Elle intente procès sur procès pour faire annuler le testament et les legs qui la déshéritent.

En 1850, elle se remarie avec le duc Riario Sforza et persiste dans son acharnement procédurier.

L’affaire traîne, et l’Université ne peut rien concrétiser. Mais Marie-Jeanne meurt en 1876.

Dès lors, les dernières volontés de Janson peuvent être concrétisées.

Le lycée des temps nouveaux peut voir le jour.

Devenu mixte bien plus tard malgré la volonté du généreux donateur qui voulait éduquer des hommes, il accueille désormais près de 4000 élèves.

C’est en définitive l’histoire d’un avocat maçon dont le décès fit l’objet d’une élogieuse Pompe funèbre, et dont le legs dû à un combat conjugal tel un duel à l’estramaçon suite à un adultère d’une épouse aux goûts voraçons et aux impudiques façons permit, malgré des procédures avançant à la vitesse d’un colimaçon, la construction pour des garçons d’un lycée original et sans contrefaçon érigé sans malfaçon dont la première pierre fut posée en grande pompe… rue de la Pompe !

Etienne Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n°202

 

* la présence du rabbin Debré est révélée par Claude Colomer (1934-2012), professeur agrégé d’histoire, qui a écrit un volumineux ouvrage intitulé « Janson de Sailly, Histoire d’un Lycée de prestige » (éditions de la Tour)
** citation de l’époque rapportée par Claude Colomer
*** le site internet du lycée le fait naître par erreur en 1785 ; il est bien né en  1782
**** concernant Pierre-Antoine Berryer, voir notre 155ème chronique jans le JSS n° 41 du 4 juillet 2020 et notre 14ème chronique dans le JSS n° 76 du 7 octobre 2017

 

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