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EMPREINTES D'HISTOIRE. Quel archichancelier "court-sur-pattes" ne fut jamais à court d'idées ?

EMPREINTES D'HISTOIRE. Quel archichancelier
Cambacérès, salon des portraits à la Chancellerie. (c) Étienne madranges
Publié le 10/03/2024 à 07:00

Il fut un grand ministre de la Justice. Il est mort le 8 mars 1824, il y a tout juste 200 ans. A l’occasion du bicentenaire de la disparition de Cambacérès, notre chroniqueur retrace quelques traits de la vie et de la personnalité de celui qui seconda Bonaparte puis Napoléon et dont on a pu dire qu’il était moins qu’un numéro un mais plus qu’un numéro deux.


Tout a été écrit sur lui, ou presque, bien que ses mémoires n’aient été publiés que 180 ans après sa mort. Car il fait partie de ces personnages historiques qui surprennent, étonnent, ne laissent personne indifférent.

Jean-Jacques Régis de Cambacérès naquit le 18 octobre 1753 à Montpellier dans une famille montpelliéraine de magistrats. Son père, maire de Montpellier, qui vivait dans une modeste demeure, et son grand-père maternel étaient conseillers en la Cour des comptes, des aides et des finances de la ville. Une Cour souvent en conflit avec le Parlement de Toulouse et les Etats du Languedoc. Son père tint à ce qu’il fut baptisé très vite et lui fournit pour parrain et marraine deux orphelins ne sachant ni lire ni écrire.

Selon l’avocat Pierre Vialles, qui rédigea en 1908 une biographie de Cambacérès, ce patronyme pourrait venir (simple hypothèse) de deux mots languedociens, « camba » (jambe) et « assedat » (assis), l’association des deux pouvant se traduire par le sobriquet « assis-sur-jambes » ou « court-sur-jambes ». Or, le futur archichancelier avait un buste trop long, disproportionné par rapport à ses jambes courtes et fortes, et présentait donc curieusement une conformation anormale « court-sur-pattes » correspondant au surnom donné à ses ancêtres.

Après des études de droit, âgé de 19 ans, Cambacérès s’installe comme avocat à Montpellier, puis il succède à son père comme conseiller à la Cour des comptes, des aides et des finances et s’y fait remarquer par son talent et ses idées novatrices. Il y reste magistrat pendant 15 ans. Peu fortuné, il obtient une pension du roi. Il lie amitié avec le chimiste Chaptal.


Cambacérès en statue devant la Cour d’appel de Montpellier, sa ville natale dans laquelle il fut magistrat, et en médaillon dans la bibliothèque de cette cour © Étienne Madranges

Bon rédacteur, bon orateur sans être pour autant un tribun, il est un excellent magistrat, mesuré, bien considéré, parfois admiré par ses pairs à la cour de Montpellier où il exerce.

Il s’initie très tôt à la franc-maçonnerie. Il devient d’ailleurs, sous l’Empire, entre autres responsabilités maçonniques, grand commandeur du Suprême Conseil du rite écossais et l’un des organisateurs du Grand Orient de France.

En 1792, séduit par les idées réformatrices et républicaines, il rejoint le mouvement révolutionnaire, tente de dissuader la Convention de mettre en accusation et de juger le roi Louis XVI. Il essaie de faire surseoir à son exécution puis s’associe finalement, sans doute sans réelle conviction, à la démarche régicide, ce qui lui sera bien évidemment reproché plus tard sous la Restauration.

Un grand légiste

Il commence à gagner ses galons de juriste de référence, de codificateur expert en élaborant un projet de code civil en 695 articles. Ses capacités, sa modération, son imagination, son entregent le font échapper aux innombrables proscripteurs et l’amènent à présider plusieurs Comités révolutionnaires dont le Comité de Salut Public et le Comité de législation. Il préside la Convention en octobre 1794 après la chute de Robespierre puis le Conseil des Cinq-Cents et finit ministre de la Justice lors du Directoire. Il institue le Conseil d’Etat dans la constitution de l’An VIII.

Un moment éloigné de la politique, il redevient auxiliaire de justice comme avocat d’affaires.

Après le coup d’Etat du 18 brumaire (9 novembre 1799) favorisé par l’abbé Sieyès et Talleyrand et la nomination de Bonaparte comme Premier Consul, ce dernier, qui l’avait associé à la conjuration, se l’adjoint comme Second Consul. C'est le début d’une collaboration et d’une confiance réciproque entre les deux hommes pendant la durée de l’Empire. Napoléon appréciait en effet les idées de Cambacérès, son habileté, son talent juridique.

Cambacérès, fasciné par le général corse au charme redoutable, prépare la nomination de Bonaparte comme Consul à vie, puis, bien que peut-être intellectuellement défavorable à la transformation du Consulat en Empire, organise la proclamation de l’Empire le 18 mai 1804 officialisée par un senatus-consulte adopté par le Sénat. Le 19 mai 1804, on pouvait lire dans « le Moniteur » : « Et pour la gloire, comme pour le bonheur de la république, le sénat proclame à l’instant même Napoléon empereur des Français ».

Cambacérès (que Robert Badinter qualifia de juriste de talent) est à la manœuvre avec détermination pour la finalisation du code civil qu’il a initié. Il travaille activement avec Portalis, Tronchet, Maleville, Bigot de Préameneu. Plus de 100 séances sont nécessaires pour aboutir à un code civil de 2281 articles, promulgué le 21 mars 1804. Cambacérès en a présidé la moitié avec assiduité. Il fait ensuite promulguer le code de procédure civile en 1806, le code de commerce en 1807, le code d’instruction criminelle en 1808 et le code pénal en 1810, préparant le futur code rural.

Un grand second

Napoléon le nomme au ministère de la Justice comme archichancelier de l’Empire, titre et poste qu’il conservera pendant près de 10 ans. Cambacérès reçoit en 1808 le titre de Duc de Parme.

Il fut l’homme de confiance de l’Empereur grâce, selon l’historien Thierry Lentz, à sa « capacité à gérer les affaires de toute nature et sa fidélité franche à Napoléon ». Il fut celui qui avait délégation de signature et qui assurait les affaires courantes en l’absence du monarque pendant les campagnes militaires, même si celui-ci supervisait tout, celui qui servait de médiateur ou d’intercesseur dans les conflits familiaux de la famille impériale. Il fut celui qui prépara les aspects juridiques de la séparation de Napoléon et de Joséphine.

Et pourtant, il a le courage de s’opposer à l’enlèvement et à l’arrestation du Duc d’Enghien, s’attirant cette réplique : « vous êtes bien avare, aujourd’hui, du sang des Bourbon » (il a toujours été considéré comme ayant voté la mort de Louis XVI).

L’un de ses biographes, P.F. Pinaud, a pu écrire qu’il était « moins qu’un numéro un et plus qu’un numéro deux ».

Toutes ces fonctions, toutes ces responsabilités, tous ces témoignages de confiance lui permettent d’acquérir une certaine fortune personnelle et de s’assurer un train de vie éclatant. Recevant le Gotha européen, il ouvre à ses hôtes l’une des meilleures tables de Paris, siège de « grandes assises gastronomiques », qui met à l’honneur la perdrix et le foie gras, inspirant Balzac dans l’un de ses romans, « Peau de chagrin » dans lequel il décrit un repas fastueux : « Les cristaux répétaient les couleurs de l’iris dans leurs reflets étoilés, les bougies traçaient des feux croisés à l’infini, les mets placés sous des dômes d’argent aiguisaient l’appétit et la curiositéPuis le premier service apparut dans toute sa gloire, il aurait fait honneur à feu Cambacérès, et Brillat-Savarin l’eût célébré ».

L’empereur, en le gratifiant en 1808 d’un revenu attaché au Duché de Parme, le qualifie de « notre cher et bien aimé cousin le Prince Cambacérès », et l’autorise à adopter des armoiries nouvelles très éloignées de celles de ses aïeux. Il y introduit un curieux dextrochère (en héraldique un bras droit) herminé (voir illustration) : « Voulons qu’il puisse porter en tous lieux les armoiries telles qu’elles sont figurées aux présentes : Porte d’or, dextrochère au naturel, paré de gueules ; rebrassé d’hermine, mouvant de senestre, chargé des tables de la loi de sable ; le tout accompagné de trois losanges de même ; et pour livrée : rouge nuancé de noir, jaune et blanc ».

Cambacérès signe cependant tous ses écrits sans y ajouter de titre et sans particule (voir illustration).


Dans ce courrier du 29 frimaire an 8 (20 décembre 1799) signé par Cambacérès, le ministre de la Justice informe le ministre de l’intérieur de son accord pour construire une maison d’arrêt près le tribunal correctionnel de Béthune ; on remarque la présence d’un coq sur le sceau (Collection personnelle Étienne Madranges) ; en incrustation le blason de Cambacérès, avec un dextrochère

Lors de la chute de Napoléon, il tergiverse. Sous la Restauration, le présumé régicide est radié de l’Académie française, banni, stigmatisé pour son appétence pour le luxe et caricaturé pour ses mœurs homosexuelles sous le quolibet de « Tante Urlurette ».

Il peut cependant regagner la France après deux ans d’exil et terminer sereinement son existence, rétabli dans ses droits et titres, se réfugiant finalement dans la pratique religieuse. Mort à l’âge de 71 ans dans une relative indifférence générale, il est inhumé au cimetière du Père Lachaise.

Figure incontournable de la période révolutionnaire et de l’ère napoléonienne, Cambacérès fut incontestablement un personnage tout à la fois modéré et créatif, modérateur et créateur, qui contribua de façon importante à la stabilité des régimes politiques auxquels il participa, qui mit en place des institutions essentielles et fit adopter des textes fondamentaux toujours en vigueur. S’il fut un modeste mais actif second dans la gestion de l’Etat, il demeure un grand premier dans la codification et le droit, inspirant nombre de législations étrangères.

Étienne Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 214

 

Les 10 empreintes d’histoire précédentes :

 

Quel archichancelier "court-sur-pattes" ne fut jamais à court d'idées ? ;

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