Dans cette nouvelle chronique
culturelle, l’avocat à la cour et magistrat honoraire Etienne Madranges revient
sur la vie de Gustave Courbet, peintre du XIXe siècle. Passé des
études de droit à l’art, il sera un partisan de la Commune en 1871, ce qui lui
causera une dette faramineuse et le contraindra à l’exil.
Il naît en 1819 à Ornans, dans le Doubs sur les
bords de la Loue, une rivière bordée de belvédères au cours capricieux et aux
fréquentes sorties de lit, dont la source jaillit d’une grotte, et dans
laquelle on pèche la truite et l’ombre, le frai printanier s’y épanouissant.
Sa scolarité au petit séminaire lui fait perdre
la foi. Il fait des études de droit et aurait pu devenir avocat. L’ex futur
« bavard » préfère se consacrer aux beaux-arts, car ce natif de
Franche-Comté aime peindre et sculpter.
Il développe un concept de réalisme vigoureux
loin de l’académisme désuet parfois sirupeux. En matière de peinture réaliste,
Courbet est un chercheur. Un chercheur qui trouve. Sa sérendipité est
captivante. Il puise souvent son inspiration dans sa terre natale, ses lacs et
ses prés herbus, ses rivières et ses rus, ses résineux et ses feuillus, ses
vignes et ses paysans bourrus, ses fermes et ses charrues, ses matrones et ses
matrûs, sa neige et son temps suspendu, ses légendes et ses coquecigrues. Il pratique
parfois le repentir, cette technique palimpseste qui consiste à
peindre un premier jet, et à recouvrir ce premier essai d’un autre sujet.
Pénétrer le sens profond de ses œuvres picturales
révèle une certaine subtilité dans ses provocations, ses compositions certes
réalistes mais parfois allégoriques, ou encore dans l’introduction de symboles
francs-maçons (alors qu’il n’est pas démontré qu’il fréquente une loge). C’est
un républicain convaincu, anticlérical. L’Empereur Napoléon III lui est hostile
mais lui décernera la légion d’honneur en 1870, décoration que Courbet
refusera.
Pour trouver des fonds ou pour vendre sa
production, le talent ne suffit pas. Courbet cherche des soutiens, un évergète
providentiel. Il ne trouve qu’un mécène en la personne d’un banquier
toulousain, Alfred Bruyas, un provincial comme lui, qui, devenant son ami,
l’encourage et lui achète des toiles.
Un
enterrement à Ornans (musée d’Orsay, Paris), Courbet (1849).
Sont notamment représentées la mère et les sœurs de l’artiste. © Étienne
Madranges
En 1849, il compose sa première très grande
toile, « Un enterrement à Ornans » (ci-dessus), œuvre sombre
et austère qui invite à méditer sur la condition humaine. On y voit deux hommes
portant un costume rouge. On pourrait croire, en regardant de loin, qu’ils
portent un costume judiciaire. Ce sont en réalité les deux bedeaux d’Ornans,
porteurs d’une toque.
La « Vénus noire » de Baudelaire
La métisse haïtienne Jeanne Duval, parfois
surnommée « la mulâtresse », actrice et danseuse à la
chevelure crespelée, ancienne compagne du photographe Nadar, devenue l’égérie
et la maîtresse de Baudelaire qui lui consacre quelques tercets, quatrains et
quintils en une douzaine de poèmes, est la « Vénus noire » de
l’auteur des « Fleurs du mal » : « … Je
reconnais ma belle visiteuse : C’est elle ! noire et pourtant
lumineuse… » (« Le fantôme » dans « Spleen et
idéal »). En 1847, ce dernier habite chez Courbet pendant un court
laps de temps. Les deux artistes partagent une amitié sincère.
Lorsqu’il s’attelle en 1854 à la réalisation de
« L’atelier du peintre », peinture d’une longueur de 6 mètres
ô combien emblématique, qualifiée depuis d’œuvre majeure de l’art et de tableau
mystérieux, Courbet représente Baudelaire à droite en train de lire. Et il
esquisse à côté de la tête du poète la muse de celui-ci le regardant ou
l’inspirant… ou le protégeant. Plus tard, à l’occasion d’une brève mésentente,
Baudelaire, malade, qui abuse du laudanum, cette préparation médicamenteuse à
base d’opium, demande à Courbet de faire disparaitre sa maîtresse de sa toile maîtresse.
Courbet, pratiquant le repentir pictural, recouvre la muse d’une
couche de peinture, pensant plus à éradiquer qu’à rapetasser. Cependant, au fil
des décennies et des restaurations, l’esquisse de la « Vénus noire »
va étrangement réapparaître en compagnie des autres protagonistes du tableau
figurant ses amis et adversaires dont Courbet dit : « C'est le monde qui vient se faire peindre
chez moi … à droite, tous les actionnaires, c'est à dire les amis, les
travailleurs, les amateurs du monde de l'art. A gauche, l'autre monde de la vie
triviale, le peuple la misère, la pauvreté, la richesse, les exploités, les
exploiteurs, les gens qui vivent de la mort », concluant ainsi :
« Comprenne qui pourra » afin de rendre sa toile totalement
énigmatique.
Courbet et la Vénus
noire ? C’est en quelque sorte l’histoire d’un repentir qui
s’estompe et d’une muse qui revient sous forme de linéament fantomatique !
L’atelier
du peintre (musée d’Orsay, Paris), Courbet (1854), autoportrait. Présence de
Baudelaire lisant (à droite),
et sa muse en filigrane, la « Vénus noire ». © Étienne Madranges
Plus tard, il évolue en peintre
de la femme et du nu, voulant transgresser les codes, s’éloignant de toute
pudeur et créant le scandale avec « L’origine du monde » qui
offre en gros plan la luxuriante pilosité du mont de Vénus de Constance
Quéniaux, danseuse à l’opéra, maîtresse du commanditaire turco-égyptien de la
toile. Il peint avec sensualité « Le sommeil » qui met en
scène avec de remarquables carnations l’amour lesbien, où le licencieux le
dispute au soyeux.
La colonne Vendôme
Pacifiste, il rejoint en mars 1871 l’insurrection
et se range aux côtés des Communards. Cela lui vaudra les critiques acerbes de
grands écrivains, tel Alexandre Dumas fils qui, non sans vulgarité corrosive,
le traitera de « courge sonore et poilue ayant poussé sous une cloche à
l’aide de fumier, Moi imbécile et impuissant né de l’accouplement d’une limace
et d’un paon ».
Chargé des beaux-arts, conseiller municipal, il
modère l’action de ceux qui veulent tout détruire et tente de sauver des objets
historiques lors de la destruction de la « Maison de Foutriquet »,
résidence d’Adolphe Thiers, ancien avocat à Marseille, chef du pouvoir exécutif
réfugié à Versailles, homme politique détesté par les Communards, conservateur
qui a épousé la fille de sa propre maîtresse. Courbet participe à la sauvegarde
du Louvre.
Un décret de la Commune de Paris du 12 avril 1871
contenant un article unique prévoit que « la colonne de la place
Vendôme sera démolie », aux motifs que « la colonne impériale
de la place Vendôme est un monument de barbarie, un symbole de force brute et
de fausse gloire, une affirmation du militarisme, une négation du droit
international, une insulte permanente des vainqueurs aux vaincus, un attentat
perpétuel à l’un des trois grands principes de la République française, la
fraternité ». La colonne est abattue. Et rapidement, les
Communards sont battus par les Versaillais. Dès lors, un écheveau de nuages
s’abat sur Courbet, arrêté et incarcéré à la Conciergerie car considéré comme
l’instigateur de cette destruction. L’affaire est confiée à un Conseil de
Guerre.
Le président du Troisième Conseil de Guerre est
le colonel François-Xavier Merlin du 1er régiment du Génie. On
ne sait pas si ce Merlin est un génie, mais il n’est pas là pour jouer les
enchanteurs. Courbet, lui, croit en son propre génie, n’hésitant pas à affirmer
« : je peins comme un dieu ». Les assesseurs sont un chef
de bataillon, deux capitaines, un lieutenant, un sous-lieutenant et un adjudant
de la Garde républicaine. Le ministère public est représenté par le chef de
bataillon Gaveau, qui n’est pas là pour jouer du piano et qui ne va pas
mignoter l’affaire.
Pendant le procès qui s’ouvre contre 17 accusés
en août 1871 et qui se déroule à Versailles dans le manège des Grandes Ecuries
en présence de 70 journalistes et de très nombreux députés, Courbet, malade,
est incarcéré à la prison Saint-Pierre de Versailles, où un surveillant, gardien
de 1ère classe, lui demande de faire son portrait au
fusain, ce que le détenu accepte avec plaisir. L’homme aux pinceaux se morfond
derrière les barreaux.
Les interrogatoires, les conditions de jugement
et de détention sont difficiles… Des dizaines de communards seront condamnés à
mort, des milliers rejoindront la chiourme néo-calédonienne. Courbet se défend
en affirmant qu’il n’a agi que pour pacifier et éviter la guerre civile :
« j’espérais qu’on s’arrangerait en famille entre Français ».
Le président du Conseil de guerre fait remarquer à Courbet que c’est lui qui a
donné l’ordre de détruire la colonne Vendôme, ainsi que l’atteste le Journal
officiel. Courbet minimise son rôle, se contentant de reconnaitre qu’il voulait
simplement la déboulonner et la déplacer : « la colonne me
paraissait mal placée… je n’avais aucune acrimonie contre cette colonne qui ne
pouvait rester là car elle était une faible représentation de la colonne
Trajanne, dans des proportions mal combinées, sans perspectives, avec des
bonshommes ayant sept têtes et demie, des bonshommes en pain d’épice… j’étais
honteux qu’on montrât cela comme une œuvre d’art … je n’ai jamais cessé de
protéger les arts… ».
On lui reproche également d’avoir dérobé des
objets de valeur dans la résidence de d’Adolphe Thiers. Courbet rétorque
« J’ai joué un rôle sauveur ». Un témoin, Charles Ballot,
premier avocat général à la cour d’appel de Paris, témoigne en faveur de
l’artiste, « un grand enfant ayant des toquades » voulant
simplement déplacer la colonne Vendôme.
Le commissaire du Gouvernement Gaveau,
s’éloignant des témoignages d’honorabilité en faveur de Courbet, fait un
réquisitoire sévère « … Occupant un rang relativement élevé dans
la société, d'une fortune indépendante due à son talent, Courbet a pactisé avec
les hommes de désordre et s'est associé à leurs attentats criminels. Il a
participé à tous les actes de la Commune ; il y a même fait personnellement une
motion criminelle. Il avait une haine stupide pour un monument élevé à la
gloire de nos armes, monument devenu plus sacré en présence des calamités qui
venaient de frapper le pays… »
Charles Lachaud* avocat réputé à la voix
incomparable, ami d’Alfred de Vigny, ami de Courbet (un ami qui lui est cher,
dans tous les sens du terme…) prend la défense de l’artiste avec éloquence et
vigueur : « Courbet est un grand peintre, un chef d'école,
combattu violemment, admiré avec enthousiasme ; mais il a triomphé : sa gloire
a vaincu ses ennemis les plus acharnés. Il honore son pays, et le monde le
tient pour un des plus populaires et des plus applaudis des peintres français…
Sans Courbet, nos richesses étaient perdues. Il les a sauvées. Qui les eût
sauvées sans lui ? Qui pouvait dire à la Commune : « Arrêtez-vous ! je le veux,
et j'ai le droit de le vouloir ? » Courbet a compris que sa mission grandissait
avec le péril, et que le moment était venu de se rendre digne de son titre de
président des peintres que sept cents artistes lui avaient donné… Le
condamnerez-vous pour s'être trompé en faisant le bien ?... Enchaînerez-vous
cette main ? Briserez-vous ce pinceau de génie ? Non, messieurs ; je vous le
demande au nom de la justice, au nom de la France aussi… ».
Courbet est condamné à six mois d’emprisonnement
et à une forte amende ainsi qu’à de lourds frais de procédure.
Après les pinceaux, les barreaux puis le canton
de Vaud
Celui qui aurait pu se destiner au barreau se
retrouve donc pendant six mois derrière les barreaux. Il purge sa peine sans
assuétude à la prison parisienne Sainte Pélagie, qui fut lieu d’internement
pour « filles et femmes débauchées », une prison très bien
fréquentée par des prisonniers célèbres tout au long du XIXe siècle,
notamment par Sade, Evariste Galois pour un toast contre le roi, Gérard de
Nerval pour un tapage nocturne, Honoré Daumier condamné pour ses caricatures,
Jules Vallès, Blanqui, Arago, Vidocq, mais aussi Pierre-Joseph Proudhon ayant
traité Louis-Napoléon de bâtard adultérin, fils et petit-fils de
catins, inepte et incapable, et qui avait été peint avec ses filles par
Courbet.
Il retourne ensuite à Ornans où il embauche des
assistants pour l’aider car la demande de tableaux est très forte. Le maréchal
de Mac Mahon, président de la République, fait adopter en 1873 un texte qui
ordonne la reconstruction de la colonne Vendôme à ses frais pour une somme pour
lui exorbitante. Ses biens et ses tableaux sont confisqués.
Il est contraint de s’exiler. Il s’installe
définitivement en Suisse, dans le canton de Vaud, à la Tour de Peilz, un
village sur la côte lémanique au curieux gentilé de Boélands, dont les
habitants sont surnommés les Braillards ou les Vera (en raison de leur
indécision : « on verra »). Cet exil le voit constamment
intranquille, car il est espionné dans ses actions et déplacements.
Il y travaille beaucoup malgré une hydropisie
abdominale qui le fait souffrir, y noue de nombreux contacts, y refuse un
étalement de sa dette sur trente ans proposé par le gouvernement français et
attend en vain une amnistie générale qui lui permettrait de retrouver sa chère
Franche Comté. Il décède le 31 décembre 1877 au cours d’un réveillon.
Gustave Courbet ? Un immense artiste qui ne
s’est jamais courbé, chantre du réalisme vigoureux et de la sensualité
picturale, provocateur engagé, ami de la Commune à l’âme et à l’énergie peu
communes, objet pour une colonne jugée inopportune d’une judiciaire infortune
dont il garda rancune, aux toiles parfois en forme de tribune, mort endetté
faute de pécune, préférant les vivants et le réel à Neptune, dont le talent et
la maîtrise sont exempts de lacunes.
Etienne
Madranges
Avocat la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 206
* Il défendra 2 ans plus tard le maréchal
Bazaine poursuivi pour trahison devant un Conseil de guerre siégeant au Grand
Trianon ; l’un des petits-fils de Lachaud sera Marc Sangnier,
parlementaire fondateur du Sillon