Il est le fils de l’écrivain Jules Moineaux, chroniqueur judiciaire, rédacteur sténographe au Palais de Justice de Paris,
parfois connu sous le nom de plume de Joseph-Désiré Moineaux ou Moineau.
Il varie dans l’écriture de son patronyme, devenant tantôt Moinaux, tantôt
Moineau. Ses enfants seront enregistrés à l’état-civil sous le nom de Moineau.
Ses parents l’inscrivent au lycée Moissan à Meaux (Seine-et-Marne), la
ville où Bossuet, ce prélat surnommé l’Aigle de Meaux, exerça son ministère
épiscopal (un monument lui est consacré dans la cathédrale meldoise, voir ci-dessous).
Les discours et sermons de cet évêque, prédicateur apprécié de Louis XIV, grand
improvisateur, étaient en effet remarquables*.
Voilà donc un Moineau faisant sa scolarité dans la cité d’un Aigle à une
époque, où, dans la sous-préfecture briarde, il n’y a plus guère que des serins
et où le maire porte le nom d’une perruche**. Il passe parfois devant la
cathédrale où se niche, dans la façade, le célèbre « chanoine aux
binocles » (voir ci-dessous), une curiosité de la fin du moyen âge sculptée
dans le décor de cet édifice dont la construction a duré quatre siècles.
S’inspirant d’un passereau granivore de la famille des fringillidés, il
évoquera plus tard cette cathédrale dans son roman « Les linottes »,
puisant, outre dans ses souvenirs d’enfance et de pâtés de sable à Montmartre
(un village avec ses « pensionnats de volailles…ses ménages de canards
barbotant à la queue leu leu par les ruisseaux de la place du tertre… la
vagabonderie turbulente de la rue » dans les « tristesses
provinciales » pleuvant sur lui « du haut de la cathédrale de
Meaux, avec les heures, leur demies et leurs quarts ».
Après un service militaire dans un régiment de chasseurs à cheval abrégé
car il réussit à se faire réformer, il est embauché au ministère de l’Intérieur
comme expéditionnaire, c’est-à-dire commis chargé, au service des cultes, de
recopier et d’expédier des documents. Il est peu assidu à son travail.
Observateur de la société et de l’administration, amateur de situations
burlesques, esprit doué de verve et d’imagination, il se lance dans l’écriture.
Sur le plan littéraire, Moineau se sent des ailes et s’envole assez vite.
Mais pour ne pas être confondu avec son père, il prend le nom (inventé) de
Courteline.
à droite le chanoine aux bésicles, dans le décor de la façade de la
cathédrale de Meaux (Seine-et-Marne) et à gauche le monument à Bossuet (par le
sculpteur Dubois) © Étienne Madranges
Naissance d’un auteur, Courteline
Il multiplie romans, saynètes, comédies, satires, nouvelles, se moque
des ronds-de-cuir et des gens de robe. Il s’inspire également des travaux et
publications de son père chroniqueur judiciaire qui écrit « Les
tribunaux comiques ».
C’est ainsi que ses textes constituent peu à peu une sorte de
sédimentation des catégories socio-professionnelles qu’il connaît et qu’il a
fréquentées. L’armée et les militaires, avec les « Gaités de l’escadron »
qui met en exergue la vindicte des petits chefs et un ensemble d’acteurs où
l’on trouve une cantinière acariâtre, une brute galonnée et un brigadier
inventant des motifs de punition. Les fonctionnaires, d’une part avec son roman
« Messieurs-les-ronds-de-cuirs », d’autre part avec des saynètes où
il se moque des fonctionnaires de la Poste, des policiers et des gendarmes. Et
la justice, dont il n’aime guère le fonctionnement. Il écrit notamment : « La
Justice n’a rien à voir avec la Loi, qui n’en est que la déformation, la charge
et la parodie. Ce sont là deux demi-sœurs qui, sorties de deux pères, se
crachent à la figure en se traitant de bâtardes et vivent à couteaux tirés,
tandis que les honnêtes gens, menacés par les gendarmes, se tournent les pouces
et le sang en attendant qu’elles se mettent d’accord ».
Il intitule l’une de ses pièces « L’article 330 », en
référence à l’article 330 du code pénal qui énonce à l’époque : « Toute
personne qui aura commis un outrage public à la pudeur sera punie d’un
emprisonnement de trois mois à un an et d’une amende de seize francs à deux
cents francs ».***
Il met en scène là un plaidaillon, avocat sans cause qui rêve de devenir
substitut du procureur, ici un juge égrillard, ailleurs un plaignant qui finit
en prison pour outrage à magistrat.
Comme les deux autres vaudevillistes de la même époque, Eugène Labiche
puis Georges Feydeau, il prend un malin plaisir à décrire la vie de couple. Catissant
ses personnages, Moineau picore dans le burlesque de l’adultère…l’épouse sans
contrition, l’amant madré, le mari embobeliné, le mensonge… « On s’aime
si bien les yeux fermés. Pourquoi les ouvrir ? ». Il s’empare
aussi des relations humaines, de la médiocrité ou la roublardise des bourgeois.
On lui prête cette phrase : « Il y a deux sortes de
mariage, le mariage blanc et le mariage multicolore. Ce dernier est ainsi
appelé parce que chacun des deux conjoints en voit de toutes les couleurs »…
ou encore cette autre « Les femmes sont
tellement menteuses qu’on ne peut même pas croire le contraire de ce qu’elles
disent ». On rapporte (dans le journal « L’ordre »)
une anecdote du jeune Courteline se trouvant dans une brasserie du Quartier
latin et entendant un admirateur de la bonté du Christ évoquer l’épisode
néotestamentaire de la femme adultère. L’écrivain, « caressant d’une
main distraite la croupe d’une petite femme assise à ses côtés sur le
velours grenat » murmure : « belle histoire ! Oui le
Christ a pardonné à la femme adultère. On voit bien que ce n’est pas la sienne ».
Il va naturellement bien involontairement donner des idées aux cinéastes
dont l’art naissant balbutie et qui vont piocher dans ses mises en scène de
personnages de la vie courante. Ce qui va l’amener à fréquenter les tribunaux…
et à perdre un procès médiatique.
Courteline vs Pathé
Car si Moineau considère les cinéastes comme des vautours s’appropriant
ses idées et s’il ne veut pas être pris pour une buse, il n’est pas hirondelle
et ne fait donc pas le printemps judiciaire.
Se promenant en 1907 à Paris sur les boulevards, il découvre qu’un
théâtre, l’Omnia, projette le film « Ta femme nous trompe »,
sorte de pantomime qu’il estime directement inspirée de sa pièce
« Boubouroche » sur le thème de l’adultère et du mari dans un
placard.
La Société des Auteurs, puissante association (SACD) qui regroupe les
écrivains et les compositeurs, considère qu’il y dans cette appropriation du
thème imaginé par Courteline une forme de plagiat.
Or, l’exploitant qui réalise et fournit le film n’est autre que Charles
Pathé, qui a fondé en 1897 Pathé Frères, une puissante entreprise de
cinématographie, et dont l’avocat est Alexandre Millerand qui a été journaliste
au quotidien « La Justice » de Georges Clemenceau et qui
deviendra président de la République.
Le droit d’auteur est, en ce début de XXe siècle, régi par peu de
textes, notamment deux textes anciens datant de la Révolution. Le premier,
adopté quelques jours avant l’exécution de Louis XVI, est la loi des 13-19
janvier 1791 dont l’article 3 énonce : « Les ouvrages des
auteurs vivants ne pourront être représentés sur aucun théâtre public sans le
consentement formel et par écrit des auteurs, sous peine de confiscation du
produit total des représentations au profit des auteurs ». Le second
est la loi des 19-24 juillet 1793, dont l’article 1er dispose :
« les auteurs d’écrits en tout genre… jouiront pendant leur vie entière
du droit exclusif de vendre, distribuer leurs ouvrages… ».
La Société des Auteurs et Courteline sont conseillés par Raymond
Poincaré, sorti premier de la conférence du stage, avocat du syndicat de la
presse parisienne et de l’écrivain Jules Verne, spécialisé dans le droit de la
presse et la propriété littéraire et qui, lui aussi, sera président de la
République.
Le « Procès des auteurs » devient un combat de titans
judiciaires lorsque Courteline assigne Pathé devant le Tribunal civil de la
Seine. Le tribunal donne raison à Courteline et lui alloue 1000 francs de
dommages intérêts, jugeant que Pathé a bien opéré une contrefaçon de la pièce
« Boubouroche « de l’écrivain. Pathé fait appel, prétendant
que Courteline n’a jamais apporté la preuve de la contrefaçon. Dans un arrêt du
12 mai 1909, la cour d’appel de Paris infirme le jugement et donne raison à
Pathé, considérant « que le film incriminé déroule plusieurs tableaux
qui en six minutes font apparaître…un joueur de manille recevant un message
dans un café, et sortant avec précipitation, son arrivée chez une femme qui
cache alors un rival dans un placard, l’ouverture de ce bahut, la sortie de
l’amant chassé par une fenêtre et tombant sur un autre concurrent, puis le
mouvement du vainqueur se jetant aux genoux de l’infidèle ; que cette aventure
fait partie du fonds commun du théâtre et du roman; qu’en la mettant ainsi en
photographies, la Société n’a rien emprunté à Moineaux qui lui appartînt en
propre et fût un sujet dû à son invention créatrice ; Que si « Boubouroche »
présente avec ce scénario des analogies, c’est qu’il a été lui-même puisé au
fonds commun pour le sujet et que cette circonstance ne peut, dans ces
conditions, attribuer à l’auteur un droit privatif… qu’il n’y a
point contrefaçon en l’espèce…». Saisie, la Cour de cassation rejette le
pourvoi de Courteline.
Les auteurs français s’insurgent. Mais la jurisprudence en matière de
droit d’auteur et de protection de ce droit lors des adaptations
cinématographiques d’une part et de protection de l’œuvre cinématographique
elle-même d’autre part ne fait que bégayer en ce début de XXe siècle. Elle
évoluera rapidement.
Pendant plusieurs années, il se rend à l’Auberge du Clou à Paris. Il est
vissé au Clou ! Il y invente un idiomètre, rapidement appelé le conomètre,
sorte de tube relié à un tuyau dans lequel un complice doit souffler en vertu
d’un langage convenu afin de déterminer le niveau de stupidité de celui qui
prend le tube en main. Longtemps laissé dans l’ignorance, le patron de
l’auberge doit enfin se soumettre au test et découvrir la farce à l’insu de son
plein gré.
Diabétique, il est amputé des deux jambes et meurt chez lui rue de la
Santé à Paris en 1929.
On peut lire sur sa tombe au cimetière parisien du Père Lachaise : « J'étais né pour rester
jeune et j'ai eu l'avantage de m'en apercevoir le jour où j'ai cessé de l'être ».
La vie de Courteline ? C’est en définitive l’histoire d’un Moineau qui
n’a rien d’aéricole, éduqué chez un Aigle et ayant observé des linottes, d’un
auteur en goguette ayant passé sa vie à écrire de courtes lignes, adepte du
burlesque et de l’absurde, du grand-guignolesque et de la maritale turpitude, s’agitant
parfois dans une funambulesque attitude, s’appuyant plus sur la franche
rigolade que sur la turlupinade, mettant son talent et ses bons mots au service
du rire et de la contemplation de la comédie humaine dans sa cocasserie.
Etienne Madranges
Avocat la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 205
* Il convient cependant de préciser que Bossuet, fils d’un magistrat
au Parlement de Dijon, malgré ses qualités, était favorable à l’esclavage et
hostile aux Juifs
** le maire de l’époque s’appelle Louis Geoffroy… il est ici fait
allusion à un psittacidé, la perruche de Geoffroy (mais sans aucun rapport avec
l’élu municipal…)
*** le code pénal actuel ne comporte plus d’article 330 mais un article 222-32
qui a remplacé l’outrage public à la pudeur par l’exhibition sexuelles à la vue
d’autrui et qui énonce : « L'exhibition sexuelle imposée à la vue
d'autrui dans un lieu accessible aux regards du public est punie d'un an
d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende. Même en l'absence d'exposition
d'une partie dénudée du corps, l'exhibition sexuelle est constituée si est
imposée à la vue d'autrui, dans un lieu accessible aux regards du public, la
commission explicite d'un acte sexuel, réel ou simulé. Lorsque les faits sont
commis au préjudice d'un mineur de quinze ans, les peines sont portées à deux
ans d'emprisonnement et à 30 000 euros d'amende. ».