CULTURE

EMPREINTES D'HISTOIRE. Quel drôle d'oiseau, auteur de courtes lignes et inventeur du conomètre, a perdu la santé rue de la Santé après avoir mis en scène cruellement plaidaillons et ronds-de-cuir ?

EMPREINTES D'HISTOIRE. Quel drôle d'oiseau, auteur de courtes lignes et inventeur du conomètre, a perdu la santé rue de la Santé après avoir mis en scène cruellement plaidaillons et ronds-de-cuir ?
Courteline, par Bonneteau-Desgrois (1935) (c) Étienne Madranges
Publié le 31/12/2023 à 07:00

Il est le fils de l’écrivain Jules Moineaux, chroniqueur judiciaire, rédacteur sténographe au Palais de Justice de Paris, parfois connu sous le nom de plume de Joseph-Désiré Moineaux ou Moineau. Il varie dans l’écriture de son patronyme, devenant tantôt Moinaux, tantôt Moineau. Ses enfants seront enregistrés à l’état-civil sous le nom de Moineau.

Ses parents l’inscrivent au lycée Moissan à Meaux (Seine-et-Marne), la ville où Bossuet, ce prélat surnommé l’Aigle de Meaux, exerça son ministère épiscopal (un monument lui est consacré dans la cathédrale meldoise, voir ci-dessous). Les discours et sermons de cet évêque, prédicateur apprécié de Louis XIV, grand improvisateur, étaient en effet remarquables*.

Voilà donc un Moineau faisant sa scolarité dans la cité d’un Aigle à une époque, où, dans la sous-préfecture briarde, il n’y a plus guère que des serins et où le maire porte le nom d’une perruche**. Il passe parfois devant la cathédrale où se niche, dans la façade, le célèbre « chanoine aux binocles » (voir ci-dessous), une curiosité de la fin du moyen âge sculptée dans le décor de cet édifice dont la construction a duré quatre siècles.

S’inspirant d’un passereau granivore de la famille des fringillidés, il évoquera plus tard cette cathédrale dans son roman « Les linottes », puisant, outre dans ses souvenirs d’enfance et de pâtés de sable à Montmartre (un village avec ses « pensionnats de volailles…ses ménages de canards barbotant à la queue leu leu par les ruisseaux de la place du tertre… la vagabonderie turbulente de la rue » dans les « tristesses provinciales » pleuvant sur lui « du haut de la cathédrale de Meaux, avec les heures, leur demies et leurs quarts ».

Après un service militaire dans un régiment de chasseurs à cheval abrégé car il réussit à se faire réformer, il est embauché au ministère de l’Intérieur comme expéditionnaire, c’est-à-dire commis chargé, au service des cultes, de recopier et d’expédier des documents. Il est peu assidu à son travail.

Observateur de la société et de l’administration, amateur de situations burlesques, esprit doué de verve et d’imagination, il se lance dans l’écriture. Sur le plan littéraire, Moineau se sent des ailes et s’envole assez vite.

Mais pour ne pas être confondu avec son père, il prend le nom (inventé) de Courteline.

 

à droite le chanoine aux bésicles, dans le décor de la façade de la cathédrale de Meaux (Seine-et-Marne) et à gauche le monument à Bossuet (par le sculpteur Dubois) © Étienne Madranges

Naissance d’un auteur, Courteline

Il multiplie romans, saynètes, comédies, satires, nouvelles, se moque des ronds-de-cuir et des gens de robe. Il s’inspire également des travaux et publications de son père chroniqueur judiciaire qui écrit « Les tribunaux comiques ».

C’est ainsi que ses textes constituent peu à peu une sorte de sédimentation des catégories socio-professionnelles qu’il connaît et qu’il a fréquentées. L’armée et les militaires, avec les « Gaités de l’escadron » qui met en exergue la vindicte des petits chefs et un ensemble d’acteurs où l’on trouve une cantinière acariâtre, une brute galonnée et un brigadier inventant des motifs de punition. Les fonctionnaires, d’une part avec son roman « Messieurs-les-ronds-de-cuirs », d’autre part avec des saynètes où il se moque des fonctionnaires de la Poste, des policiers et des gendarmes. Et la justice, dont il n’aime guère le fonctionnement. Il écrit notamment : « La Justice n’a rien à voir avec la Loi, qui n’en est que la déformation, la charge et la parodie. Ce sont là deux demi-sœurs qui, sorties de deux pères, se crachent à la figure en se traitant de bâtardes et vivent à couteaux tirés, tandis que les honnêtes gens, menacés par les gendarmes, se tournent les pouces et le sang en attendant qu’elles se mettent d’accord ».

Il intitule l’une de ses pièces « L’article 330 », en référence à l’article 330 du code pénal qui énonce à l’époque : « Toute personne qui aura commis un outrage public à la pudeur sera punie d’un emprisonnement de trois mois à un an et d’une amende de seize francs à deux cents francs ».***

Il met en scène là un plaidaillon, avocat sans cause qui rêve de devenir substitut du procureur, ici un juge égrillard, ailleurs un plaignant qui finit en prison pour outrage à magistrat.

Comme les deux autres vaudevillistes de la même époque, Eugène Labiche puis Georges Feydeau, il prend un malin plaisir à décrire la vie de couple. Catissant ses personnages, Moineau picore dans le burlesque de l’adultère…l’épouse sans contrition, l’amant madré, le mari embobeliné, le mensonge… « On s’aime si bien les yeux fermés. Pourquoi les ouvrir ? ». Il s’empare aussi des relations humaines, de la médiocrité ou la roublardise des bourgeois. On lui prête cette phrase : « Il y a deux sortes de mariage, le mariage blanc et le mariage multicolore. Ce dernier est ainsi appelé parce que chacun des deux conjoints en voit de toutes les couleurs »… ou encore cette autre « Les femmes sont tellement menteuses qu’on ne peut même pas croire le contraire de ce qu’elles disent ». On rapporte (dans le journal « L’ordre ») une anecdote du jeune Courteline se trouvant dans une brasserie du Quartier latin et entendant un admirateur de la bonté du Christ évoquer l’épisode néotestamentaire de la femme adultère. L’écrivain, « caressant d’une main distraite la croupe d’une petite femme assise à ses côtés sur le velours grenat » murmure : « belle histoire ! Oui le Christ a pardonné à la femme adultère. On voit bien que ce n’est pas la sienne ».

Il va naturellement bien involontairement donner des idées aux cinéastes dont l’art naissant balbutie et qui vont piocher dans ses mises en scène de personnages de la vie courante. Ce qui va l’amener à fréquenter les tribunaux… et à perdre un procès médiatique.

Courteline vs Pathé

Car si Moineau considère les cinéastes comme des vautours s’appropriant ses idées et s’il ne veut pas être pris pour une buse, il n’est pas hirondelle et ne fait donc pas le printemps judiciaire.

Se promenant en 1907 à Paris sur les boulevards, il découvre qu’un théâtre, l’Omnia, projette le film « Ta femme nous trompe », sorte de pantomime qu’il estime directement inspirée de sa pièce « Boubouroche » sur le thème de l’adultère et du mari dans un placard.

La Société des Auteurs, puissante association (SACD) qui regroupe les écrivains et les compositeurs, considère qu’il y dans cette appropriation du thème imaginé par Courteline une forme de plagiat.

Or, l’exploitant qui réalise et fournit le film n’est autre que Charles Pathé, qui a fondé en 1897 Pathé Frères, une puissante entreprise de cinématographie, et dont l’avocat est Alexandre Millerand qui a été journaliste au quotidien « La Justice » de Georges Clemenceau et qui deviendra président de la République.

Le droit d’auteur est, en ce début de XXe siècle, régi par peu de textes, notamment deux textes anciens datant de la Révolution. Le premier, adopté quelques jours avant l’exécution de Louis XVI, est la loi des 13-19 janvier 1791 dont l’article 3 énonce : « Les ouvrages des auteurs vivants ne pourront être représentés sur aucun théâtre public sans le consentement formel et par écrit des auteurs, sous peine de confiscation du produit total des représentations au profit des auteurs ». Le second est la loi des 19-24 juillet 1793, dont l’article 1er dispose : « les auteurs d’écrits en tout genre… jouiront pendant leur vie entière du droit exclusif de vendre, distribuer leurs ouvrages… ».

La Société des Auteurs et Courteline sont conseillés par Raymond Poincaré, sorti premier de la conférence du stage, avocat du syndicat de la presse parisienne et de l’écrivain Jules Verne, spécialisé dans le droit de la presse et la propriété littéraire et qui, lui aussi, sera président de la République.

Le « Procès des auteurs » devient un combat de titans judiciaires lorsque Courteline assigne Pathé devant le Tribunal civil de la Seine. Le tribunal donne raison à Courteline et lui alloue 1000 francs de dommages intérêts, jugeant que Pathé a bien opéré une contrefaçon de la pièce « Boubouroche « de l’écrivain. Pathé fait appel, prétendant que Courteline n’a jamais apporté la preuve de la contrefaçon. Dans un arrêt du 12 mai 1909, la cour d’appel de Paris infirme le jugement et donne raison à Pathé, considérant « que le film incriminé déroule plusieurs tableaux qui en six minutes font apparaître…un joueur de manille recevant un message dans un café, et sortant avec précipitation, son arrivée chez une femme qui cache alors un rival dans un placard, l’ouverture de ce bahut, la sortie de l’amant chassé par une fenêtre et tombant sur un autre concurrent, puis le mouvement du vainqueur se jetant aux genoux de l’infidèle ; que cette aventure fait partie du fonds commun du théâtre et du roman; qu’en la mettant ainsi en photographies, la Société n’a rien emprunté à Moineaux qui lui appartînt en propre et fût un sujet dû à son invention créatrice ; Que si « Boubouroche » présente avec ce scénario des analogies, c’est qu’il a été lui-même puisé au fonds commun pour le sujet et que cette circonstance ne peut, dans ces conditions, attribuer à l’auteur un droit privatif… qu’il n’y a point contrefaçon en l’espèce…». Saisie, la Cour de cassation rejette le pourvoi de Courteline.

Les auteurs français s’insurgent. Mais la jurisprudence en matière de droit d’auteur et de protection de ce droit lors des adaptations cinématographiques d’une part et de protection de l’œuvre cinématographique elle-même d’autre part ne fait que bégayer en ce début de XXe siècle. Elle évoluera rapidement.

Pendant plusieurs années, il se rend à l’Auberge du Clou à Paris. Il est vissé au Clou ! Il y invente un idiomètre, rapidement appelé le conomètre, sorte de tube relié à un tuyau dans lequel un complice doit souffler en vertu d’un langage convenu afin de déterminer le niveau de stupidité de celui qui prend le tube en main. Longtemps laissé dans l’ignorance, le patron de l’auberge doit enfin se soumettre au test et découvrir la farce à l’insu de son plein gré.

Diabétique, il est amputé des deux jambes et meurt chez lui rue de la Santé à Paris en 1929.

On peut lire sur sa tombe au cimetière parisien du Père Lachaise : « J'étais né pour rester jeune et j'ai eu l'avantage de m'en apercevoir le jour où j'ai cessé de l'être ».

La vie de Courteline ? C’est en définitive l’histoire d’un Moineau qui n’a rien d’aéricole, éduqué chez un Aigle et ayant observé des linottes, d’un auteur en goguette ayant passé sa vie à écrire de courtes lignes, adepte du burlesque et de l’absurde, du grand-guignolesque et de la maritale turpitude, s’agitant parfois dans une funambulesque attitude, s’appuyant plus sur la franche rigolade que sur la turlupinade, mettant son talent et ses bons mots au service du rire et de la contemplation de la comédie humaine dans sa cocasserie.

Etienne Madranges
Avocat la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 205
 

* Il convient cependant de préciser que Bossuet, fils d’un magistrat au Parlement de Dijon, malgré ses qualités, était favorable à l’esclavage et hostile aux Juifs
** le maire de l’époque s’appelle Louis Geoffroy… il est ici fait allusion à un psittacidé, la perruche de Geoffroy (mais sans aucun rapport avec l’élu municipal…)
*** le code pénal actuel ne comporte plus d’article 330 mais un article 222-32 qui a remplacé l’outrage public à la pudeur par l’exhibition sexuelles à la vue d’autrui et qui énonce : « L'exhibition sexuelle imposée à la vue d'autrui dans un lieu accessible aux regards du public est punie d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende. Même en l'absence d'exposition d'une partie dénudée du corps, l'exhibition sexuelle est constituée si est imposée à la vue d'autrui, dans un lieu accessible aux regards du public, la commission explicite d'un acte sexuel, réel ou simulé. Lorsque les faits sont commis au préjudice d'un mineur de quinze ans, les peines sont portées à deux ans d'emprisonnement et à 30 000 euros d'amende. ».

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