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EMPREINTES D'HISTOIRE. Quel écrivain, prix Nobel de littérature, est représenté la plupart du temps entouré de papillons jaunes ?

EMPREINTES D'HISTOIRE. Quel écrivain, prix Nobel de littérature, est représenté la plupart du temps entouré de papillons jaunes ?
Garcia Marquez entouré de papillons sur le billet de 50.000 pesos. © Étienne Madranges
Publié le 18/02/2024 à 07:00

Cette semaine, notre chroniqueur historique nous emmène avec lui au palais de justice de Bogota où il fut récemment reçu puis dans les méandres du Rio Magdalena, au nord de la Colombie, où Gabriel Garcia Marquez, auteur notamment de « Cent ans de solitude », ouvrage considéré comme l’un des plus grands romans du XXe siècle, puisa une partie de l’inspiration qui lui valut en 1982 le prix Nobel de littérature.

Il était l’ami de Fidel Castro et de François Mitterrand. Il portait des bottes de paysan et se décrivait comme « un communiste ne sachant pas où s’asseoir ». Il aimait lire Rabelais, Faulkner et Kafka, et écouter la musique de Debussy. Il avait fréquenté l’école des jésuites puis étudié le droit avant de devenir journaliste. Il avait vécu un temps à Paris.

Fils d’un télégraphiste, on le surnommait Gabo. Gabriel Garcia Marquez fut le précurseur du réalisme magique. Surnommé par certains le Victor Hugo tropical, la pop star du rêve latino-américain, il enchantait ses lecteurs par ses qualités narratives.

Lors de sa mort en 2014, le gouvernement colombien décréta trois jours de deuil national. Puis les autorités monétaires du pays autrefois libéré du joug espagnol par Simon Bolivar lui rendirent un hommage permanent en le faisant figurer sur le billet de 50 000 pesos (voir image).

En 1985, en préfaçant l’ouvrage d’un journaliste colombien intitulé « La guerre pour la paix », il décrivit l’ambiance délétère de la démocratie colombienne malgré les objectifs pacifistes du président Betancur*, pressentant peut-être l’attaque du palais de justice de Bogota.

L’attaque sanglante d’un palais de justice emblématique

Effectivement, quelques semaines après la rédaction de ce texte, le palais de justice de Bogota, abritant la Cour suprême, le Conseil d’Etat, la Cour constitutionnelle et le Conseil Supérieur de la magistrature, fut envahi en novembre 1985 par 35 guérilleros (25 hommes et 10 femmes) du mouvement M-19 (Mouvement du 19 avril, actif de 1974 à 1990)) qui prirent en otages 350 personnes, magistrats (dont la moitié des juges de la Cour suprême), greffiers, agents de sécurité, visiteurs et assassinèrent plusieurs dizaines d’entre eux. L’armée mit plus d’une journée à reprendre le contrôle du bâtiment, mis à sac et incendié par les rebelles. On dénombra près de 100 morts et des disparus.

Le palais était un édifice récent, situé sur la place centrale de Bogota (plaza Bolivar) construit dans les années 60 afin de remplacer un palais de justice détruit en 1948, car lui aussi incendié lors des troubles ayant ensanglanté la Colombie, lors desquels de nombreux bâtiments historiques, témoins du riche passé colonial et patrimonial du pays furent saccagés ou rasés.

Après ces incendies successifs rendant le palais de justice de la capitale colombienne victime permanente d’un acharnement tragique, il fut décidé de reconstruire, toujours sur la place centrale, un palais moderne. Ce dernier fut mis en service en 2004 et rendu hyper sécurisé, entouré de toutes parts de forces de l’ordre attentives.

Sur le fronton y fut gravée une phrase célèbre du général Santander, héros de l’indépendance colombienne au XIXe siècle : « Colombianos : las armas os han dado la independencia, las leyes os darán la libertad » (« Colombiens : les armes vous ont donné l'indépendance, les lois vous donneront la liberté »).

Au centre de la cour intérieure du palais, un portique géant, sorte de dais de pierre massive surmonté d’un dôme translucide, abrite une représentation au sol du ciel, de l’univers, des astres, des constellations dans une symbolique de paix universelle et d’éclairage des juges.


Le palais de justice de Bogota (une partie de la façade avec l’inscription au fronton et la maquette présentant le bâtiment dans son ensemble), une partie du décor extérieur (représentation des constellations célestes), une vue du précédent palais incendié en 1985, un canapé de la cour suprême brulé, exposé au musée national, photos au mur du palais de magistrats assassinés, avec la mention commémorative « martyrs de l’holocauste du palais de justice »   ©Etienne Madranges

Le droit d’un auteur de s’inspirer de faits réels

En 2011, Gabriel Garcia Marquez accueillit avec satisfaction la fin d’une procédure judiciaire longue de 17 années qui l’opposait à l’un de ses amis d’enfance avec lequel il avait joué dans le passé au cerf-volant.

L’auteur, guère partisan de la dystopie, aimait s’inspirer du réel et l’enjoliver. Son camarade Miguel Santiago Reyes Palencia avait répudié sa femme en découvrant son absence de virginité. Garcia Marquez, s’emparant de cet épisode biographique réel datant de 1951 (il avait été le témoin du marié), en avait fait le début de la trame de son roman « Chronique d’une mort annoncée ».

Fou de rage de voir ainsi sa vie privée violée et utilisée pour les besoins d’un roman, Miguel Reyes assigna son ancien compagnon devant les juridictions colombiennes, exigeant d’être considéré comme co-auteur et demandant la moitié des droits d’auteur.

Après de multiples rebondissements et à l’issue des plaidoiries enflammées des avocats des parties devenues irréconciliables, la cour supérieure du district judiciaire de Barranquilla (ville située au nord de la Colombie, située sur la rive du Rio Magdalena, capitale du département d’Atlantico), en sa quatrième chambre civile (chargée de la famille…), donna finalement tort au plaignant, le déboutant de toutes ses demandes. La juridiction estima qu’un auteur avait le droit de mélanger le réel et l’imaginaire, de puiser dans la vie d’un homme vivant, et reconnut à Garcia Marquez le caractère original de son œuvre et du langage utilisé. La justice confirmait ainsi que les auteurs d’œuvres littéraires ou cinématographiques pouvaient s’inspirer des faits de la vie réelle en les adaptant à leur prisme.

Il n’est pas inutile de citer l’argument suivant de l’arrêt du 24 février 2011 de la cour de Barranquilla : « Il est exclu que le demandeur ait un droit quelconque de paternité sur l’œuvre puisque les évènements relatés dans l’œuvre ne sont pas une création de Miguel Reyes mais une extraction subjective de Garcia Marquez ».

Le père du réalisme magique avait déjà été poursuivi ou plus exactement assigné en co-paternité d’œuvre intellectuelle par un marin colombien qui était tombé à la mer et était resté à la dérive pendant neuf jours sur un radeau sans nourriture. Ce marin lui avait raconté son naufrage, et lui reprochait d’en avoir ensuite fait la trame de son roman « Histoire d’un naufragé ». La justice avait débouté le marin en s’appuyant sur le style inimitable de Garcia Marquez, l’apport du demandeur étant un simple récit verbal dénué de tout caractère artistique.

Les papillons jaunes

Pourquoi Gabriel Garcia Marquez est-il représenté la plupart du temps accompagné ou entouré de papillons jaunes ?

Est-ce que, jeune journaliste, il admirait ces insectes en lisant des romans dans le tortillard traversant les bananeraies qui le ramenaient chez lui ? Y-en-avait-il dans les innombrables marais et lacs de la région du Rio Magdalena ? Les lépidoptères holométaboles de ces marais asticotaient-ils les cheveux frisés du talentueux écrivain taquinant parfois l’hyperbole ?

Il faut en réalité en chercher la raison dans l’un des derniers chapitres de son roman le plus célèbre, celui qu’il a mis un an à rédiger, « Cent ans de solitude ». un ouvrage traduit en 35 langues, tiré à 30 millions d’exemplaires dans le monde. Un chef d’œuvre souvent comparé au « Don Quichotte » de Cervantès, un roman qui allie le réel, le chimérique et le légendaire, le sombre et le merveilleux, le morbide et le lumineux, le sublime et le pathétique, qui place l’action dans un village imaginaire, Macondo, inspiré de son village natal, Aracataca, mais aussi de la région du Rio Magdalena et de l’environnement de Mompox, territoire authentique préservé. L’épouse Mercedes de l’auteur avait été scolarisée à Mompox et lui avait décrit les charmes de ce lieu demeuré hors du temps, exploité pour ses bananiers, son manioc et ses agrumes, célèbre par ses artisans en technique du filigrane permettant la réalisation de bijoux très fins en argent (voir image).


Mompox (Colombie), son quai le long du Rio Magdalena, l’église Santa Barbara, ses graffitis représentant Garcia Marquez et les papillons, et rappelant Macondo, ses bijoux en argent réalisés en filigrane par près de 300 artistes.  ©Etienne Madranges

Dans l’un des derniers chapitres de « Cent ans de solitude », l’auteur colombien évoque la stupeur de l’une de ses héroïnes, Fernanda, qui doit fermer la porte de sa maison « à cause des papillons jaunes qui l’envahissaient »…. « Les papillons jaunes envahissaient la maison dès la tombée du jour… Quelle malédiction disait-elle… ». Et le chapitre se conclut ainsi : « … Ce soir-là, la garde abattit Mauricio Babilonia alors qu’il soulevait les tuiles pour pénétrer dans les bains où l’attendait Meme, nue et tremblante d’amour au milieu des scorpions et des papillons, comme elle l’avait attendu presque tous les soirs de ces derniers mois. Un projectile incrusté dans sa colonne vertébrale le cloua au lit pour le restant de ses jours. Il mourut de vieillesse, solitaire, sans une plainte, sans une protestation, sans se laisser aller une seule fois à trahir son secret, tourmenté par les souvenirs et par les papillons jaunes qui ne lui accordèrent aucun moment de répit, et mis an ban de la société comme voleur de poules. »**.

Voici donc comment l’auteur d’un récit picaresque se retrouva et se trouve toujours, en peinture, en fresque, ou sur un billet de banque, entouré de multiples papillons jaunes.


A Carthagène des Indes (Colombie) le portrait de Garcia Marquez est reproduit avec les papillons jaunes sur de nombreux murs, comme ici dans le quartier de Getsemani.  ©Etienne Madranges

Dans son testament, le chimiste Alfred Nobel avait exigé que les récipiendaires du prix littéraire attaché à son legs aient fait la preuve « d’un puissant idéal ». En 1982, le Comité Nobel de l’Académie suédoise décida d’honorer Garcia Marquez, souhaitant récompenser « une œuvre où s’allient le fantastique et le réel dans la complexité riche d’un univers poétique reflétant la vie et les conflits d’un continent ». Lorsque le Colombien se rendit à Stockholm pour recevoir son prix, il se présenta habillé d’une simple chemise « peon », l’habit des paysans… Le souverain et les invités portaient… un nœud papillon !

Gabriel Garcia Marquez ? Un Colombien qui sut séduire bien au-delà de la Colombie, écrivain d’un pays et d’un continent. Un auteur universel !

Etienne Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 211

* le président colombien Belisario Betancur n’avait strictement aucun lien de parenté avec Ingrid Betancourt
** selon la traduction en français de Claude et Carmen Durand (éditions du Seuil)

 

Les 10 empreintes d’histoire précédentes :


Quel écrivain, prix Nobel de littérature, est représenté la plupart du temps entouré de papillons jaunes ? ;

• Quel rapport y a-t-il entre la montre bisontine la plus chère du monde et le puits initiatique de Sintra ? ;

• Par quel caprice d'avocat, l'architecte catalan Gaudi a-t-il commencé sa carrière sous le règne d'un ancien élève du collège Stanislas ? ;

Quel grand architecte de prisons et d'une école pour les juges, né dans une abbaye en pierre près d'une chaire extérieure, est inhumé à l'intérieur d'une église en béton ? ;

Quel poète français abolitioniste a demandé au temps de suspendre son vol chez le roi des marmottes ? ;

• Quel artiste refusant les courbettes, peignant des nus et condamné pour une colonne, est mort chez les braillards ? ;

 Quel drôle d'oiseau, auteur de courtes lignes et inventeur du conomètre, a perdu la santé rue de la Santé après avoir mis en scène cruellement plaidaillons et ronds-de-cuir ? ;

• Pourquoi fallait-il autrefois demander la permission de porter un pantalon pour avoir le bonheur de peindre des vaches ? ;

• Quel judoka français aimant le vide a passé son temps à soigner ses bleus ? ;

• Pourquoi la relation extraconjugale de l'épouse d'un riche avocat parisien a-t-elle permis la construction d'un grand lycée de France ? ;


 

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