Cette semaine, notre
chroniqueur historique nous emmène avec lui au palais de justice de Bogota où
il fut récemment reçu puis dans les méandres du Rio Magdalena, au nord de la
Colombie, où Gabriel Garcia Marquez, auteur notamment de « Cent ans de
solitude », ouvrage considéré comme l’un des plus grands romans du XXe
siècle, puisa une partie de l’inspiration qui lui valut en 1982 le prix Nobel
de littérature.
Il était l’ami de Fidel
Castro et de François Mitterrand. Il portait des bottes de paysan et se
décrivait comme « un communiste ne sachant pas où s’asseoir ». Il
aimait lire Rabelais, Faulkner et Kafka, et écouter la musique de Debussy. Il
avait fréquenté l’école des jésuites puis étudié le droit avant de devenir
journaliste. Il avait vécu un temps à Paris.
Fils d’un télégraphiste, on
le surnommait Gabo. Gabriel Garcia Marquez fut le précurseur du réalisme
magique. Surnommé par certains le Victor Hugo tropical, la pop star du rêve
latino-américain, il enchantait ses lecteurs par ses qualités narratives.
Lors de sa mort en 2014, le
gouvernement colombien décréta trois jours de deuil national. Puis les
autorités monétaires du pays autrefois libéré du joug espagnol par Simon
Bolivar lui rendirent un hommage permanent en le faisant figurer sur le billet
de 50 000 pesos (voir image).
En 1985, en préfaçant
l’ouvrage d’un journaliste colombien intitulé « La guerre pour la paix »,
il décrivit l’ambiance délétère de la démocratie colombienne malgré les
objectifs pacifistes du président Betancur*, pressentant peut-être l’attaque du
palais de justice de Bogota.
L’attaque sanglante d’un
palais de justice emblématique
Effectivement, quelques
semaines après la rédaction de ce texte, le palais de justice de Bogota,
abritant la Cour suprême, le Conseil d’Etat, la Cour constitutionnelle et le
Conseil Supérieur de la magistrature, fut envahi en novembre 1985 par 35
guérilleros (25 hommes et 10 femmes) du mouvement M-19 (Mouvement du 19 avril,
actif de 1974 à 1990)) qui prirent en otages 350 personnes, magistrats (dont la
moitié des juges de la Cour suprême), greffiers, agents de sécurité, visiteurs
et assassinèrent plusieurs dizaines d’entre eux. L’armée mit plus d’une journée
à reprendre le contrôle du bâtiment, mis à sac et incendié par les rebelles. On
dénombra près de 100 morts et des disparus.
Le palais était un édifice
récent, situé sur la place centrale de Bogota (plaza Bolivar) construit dans
les années 60 afin de remplacer un palais de justice détruit en 1948, car lui
aussi incendié lors des troubles ayant ensanglanté la Colombie, lors desquels
de nombreux bâtiments historiques, témoins du riche passé colonial et patrimonial
du pays furent saccagés ou rasés.
Après ces incendies
successifs rendant le palais de justice de la capitale colombienne victime
permanente d’un acharnement tragique, il fut décidé de reconstruire, toujours
sur la place centrale, un palais moderne. Ce dernier fut mis en service en 2004
et rendu hyper sécurisé, entouré de toutes parts de forces de l’ordre
attentives.
Sur le fronton y fut gravée
une phrase célèbre du général Santander, héros de l’indépendance colombienne au
XIXe siècle : « Colombianos : las armas os han dado la independencia,
las leyes os darán la libertad » (« Colombiens : les armes vous ont
donné l'indépendance, les lois vous donneront la liberté »).
Au centre de la cour
intérieure du palais, un portique géant, sorte de dais de pierre massive surmonté
d’un dôme translucide, abrite une représentation au sol du ciel, de l’univers,
des astres, des constellations dans une symbolique de paix universelle et
d’éclairage des juges.
Le palais de justice de
Bogota (une partie de la façade avec l’inscription au fronton et la maquette
présentant le bâtiment dans son ensemble), une partie du décor extérieur
(représentation des constellations célestes), une vue du précédent palais
incendié en 1985, un canapé de la cour suprême brulé, exposé au musée national,
photos au mur du palais de magistrats assassinés, avec la mention commémorative
« martyrs de l’holocauste du palais de justice » ©Etienne Madranges
Le droit d’un auteur de
s’inspirer de faits réels
En 2011, Gabriel Garcia
Marquez accueillit avec satisfaction la fin d’une procédure judiciaire longue
de 17 années qui l’opposait à l’un de ses amis d’enfance avec lequel il avait
joué dans le passé au cerf-volant.
L’auteur, guère partisan de
la dystopie, aimait s’inspirer du réel et l’enjoliver. Son camarade Miguel Santiago
Reyes Palencia avait répudié sa femme en découvrant son absence de virginité.
Garcia Marquez, s’emparant de cet épisode biographique réel datant de 1951 (il
avait été le témoin du marié), en avait fait le début de la trame de son roman
« Chronique d’une mort annoncée ».
Fou de rage de voir ainsi sa
vie privée violée et utilisée pour les besoins d’un roman, Miguel Reyes assigna
son ancien compagnon devant les juridictions colombiennes, exigeant d’être
considéré comme co-auteur et demandant la moitié des droits d’auteur.
Après de multiples
rebondissements et à l’issue des plaidoiries enflammées des avocats des parties
devenues irréconciliables, la cour supérieure du district judiciaire de Barranquilla
(ville située au nord de la Colombie, située sur la rive du Rio Magdalena,
capitale du département d’Atlantico), en sa quatrième chambre civile (chargée
de la famille…), donna finalement tort au plaignant, le déboutant de toutes ses
demandes. La juridiction estima qu’un auteur avait le droit de mélanger le réel
et l’imaginaire, de puiser dans la vie d’un homme vivant, et reconnut à Garcia
Marquez le caractère original de son œuvre et du langage utilisé. La justice
confirmait ainsi que les auteurs d’œuvres littéraires ou cinématographiques
pouvaient s’inspirer des faits de la vie réelle en les adaptant à leur prisme.
Il n’est pas inutile de citer
l’argument suivant de l’arrêt du 24 février 2011 de la cour de Barranquilla :
« Il est exclu que le demandeur ait un droit quelconque de paternité sur
l’œuvre puisque les évènements relatés dans l’œuvre ne sont pas une création de
Miguel Reyes mais une extraction subjective de Garcia Marquez ».
Le père du réalisme magique
avait déjà été poursuivi ou plus exactement assigné en co-paternité d’œuvre
intellectuelle par un marin colombien qui était tombé à la mer et était resté à
la dérive pendant neuf jours sur un radeau sans nourriture. Ce marin lui avait
raconté son naufrage, et lui reprochait d’en avoir ensuite fait la trame de son
roman « Histoire d’un naufragé ». La justice avait débouté le marin
en s’appuyant sur le style inimitable de Garcia Marquez, l’apport du demandeur
étant un simple récit verbal dénué de tout caractère artistique.
Les papillons jaunes
Pourquoi Gabriel Garcia
Marquez est-il représenté la plupart du temps accompagné ou entouré de
papillons jaunes ?
Est-ce que, jeune
journaliste, il admirait ces insectes en lisant des romans dans le tortillard
traversant les bananeraies qui le ramenaient chez lui ? Y-en-avait-il dans
les innombrables marais et lacs de la région du Rio Magdalena ? Les lépidoptères
holométaboles de ces marais asticotaient-ils les cheveux frisés du talentueux
écrivain taquinant parfois l’hyperbole ?
Il faut en réalité en
chercher la raison dans l’un des derniers chapitres de son roman le plus
célèbre, celui qu’il a mis un an à rédiger, « Cent ans de solitude ».
un ouvrage traduit en 35 langues, tiré à 30 millions d’exemplaires dans le
monde. Un chef d’œuvre souvent comparé au « Don Quichotte » de
Cervantès, un roman qui allie le réel, le chimérique et le légendaire, le
sombre et le merveilleux, le morbide et le lumineux, le sublime et le
pathétique, qui place l’action dans un village imaginaire, Macondo, inspiré de
son village natal, Aracataca, mais aussi de la région du Rio Magdalena et de
l’environnement de Mompox, territoire authentique préservé. L’épouse Mercedes
de l’auteur avait été scolarisée à Mompox et lui avait décrit les charmes de ce
lieu demeuré hors du temps, exploité pour ses bananiers, son manioc et ses
agrumes, célèbre par ses artisans en technique du filigrane permettant la
réalisation de bijoux très fins en argent (voir image).
Mompox (Colombie), son quai
le long du Rio Magdalena, l’église Santa Barbara, ses graffitis représentant
Garcia Marquez et les papillons, et rappelant Macondo, ses bijoux en argent
réalisés en filigrane par près de 300 artistes.
©Etienne Madranges
Dans l’un des derniers
chapitres de « Cent ans de solitude », l’auteur colombien évoque la
stupeur de l’une de ses héroïnes, Fernanda, qui doit fermer la porte de sa
maison « à cause des papillons jaunes qui l’envahissaient »…. « Les
papillons jaunes envahissaient la maison dès la tombée du jour… Quelle
malédiction disait-elle… ». Et le chapitre se conclut ainsi :
« … Ce soir-là, la garde abattit Mauricio Babilonia alors qu’il soulevait
les tuiles pour pénétrer dans les bains où l’attendait Meme, nue et tremblante
d’amour au milieu des scorpions et des papillons, comme elle l’avait attendu
presque tous les soirs de ces derniers mois. Un projectile incrusté dans sa
colonne vertébrale le cloua au lit pour le restant de ses jours. Il mourut de
vieillesse, solitaire, sans une plainte, sans une protestation, sans se laisser
aller une seule fois à trahir son secret, tourmenté par les souvenirs et par
les papillons jaunes qui ne lui accordèrent aucun moment de répit, et mis an
ban de la société comme voleur de poules. »**.
Voici donc comment l’auteur
d’un récit picaresque se retrouva et se trouve toujours, en peinture, en
fresque, ou sur un billet de banque, entouré de multiples papillons jaunes.
A Carthagène des Indes
(Colombie) le portrait de Garcia Marquez est reproduit avec les papillons
jaunes sur de nombreux murs, comme ici dans le quartier de Getsemani. ©Etienne Madranges
Dans son testament, le
chimiste Alfred Nobel avait exigé que les récipiendaires du prix littéraire
attaché à son legs aient fait la preuve « d’un puissant idéal ». En
1982, le Comité Nobel de l’Académie suédoise décida d’honorer Garcia Marquez,
souhaitant récompenser « une œuvre où s’allient le fantastique et le réel
dans la complexité riche d’un univers poétique reflétant la vie et les conflits
d’un continent ». Lorsque le Colombien se rendit à Stockholm pour recevoir
son prix, il se présenta habillé d’une simple chemise « peon »,
l’habit des paysans… Le souverain et les invités portaient… un nœud
papillon !
Gabriel Garcia Marquez ?
Un Colombien qui sut séduire bien au-delà de la Colombie, écrivain d’un pays et
d’un continent. Un auteur universel !
Etienne Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 211
*
le président colombien Belisario Betancur n’avait strictement aucun lien de
parenté avec Ingrid Betancourt
** selon la traduction en français de Claude et Carmen Durand (éditions du
Seuil)