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EMPREINTES D'HISTOIRE. Quel grand architecte de prisons et d'une école pour les juges, né dans une abbaye en pierre près d'une chaire extérieure, est inhumé à l'intérieur d'une église en béton ?

EMPREINTES D'HISTOIRE. Quel grand architecte de prisons et d'une école pour les juges, né dans une abbaye en pierre près d'une chaire extérieure, est inhumé à l'intérieur d'une église en béton ?
École nationale de la magistrature. (c) Étienne Madranges
Publié le 28/01/2024 à 07:00

Après ses dernières chroniques sur les peintres Yves Klein, Rosa Bonheur et Gustave Courbet, Etienne Madranges rend hommage à un autre artiste, Guillaume Gillet, certes peintre de talent à ses heures, mais beaucoup plus connu comme architecte d’une part des lieux carcéraux et de l’école de la magistrature à Bordeaux et d’autre part de l’étonnante église de Royan que l’on vient admirer du monde entier… un architecte qui, fait rarissime, est inhumé dans cette église.

Il naît en 1912 à l’abbaye de Chaalis, dans l’Oise, un domaine ayant appartenu au célèbre couple Jacquemart-André, offert par Nélie Jacquemart* à l’Institut de France. Son père Louis Gillet, académicien, historien de l’art, en est en effet le conservateur. La chapelle Sainte-Marie au cœur du domaine possède l’une des très rares chaires à prêcher extérieures de France (voir ci-dessous).

 

A gauche l’abbaye de Chaalis (Oise) et sa chaire à prêcher extérieure, à droite (pour illustrer le thème) celles de Vitré (Ille-et-Vilaine) et de Guérande (Loire-Atlantique) © Étienne Madranges

Inscrit aux Beaux-Arts à Paris dans l’atelier d’Auguste Perret, il devient architecte en 1937.

Mobilisé en 1939, il est fait prisonnier par les Allemands qui l’envoient avec 2500 officiers à l’Oflag VI-A à Soest, en Westphalie, où il restera jusqu’à la Libération et où il conçoit une splendide chapelle, la Chapelle Française dédiée à Saint Pierre-ès-liens, lieu de prière, de méditation et de regroupement patriotique.

Peintre de talent, il obtient le Grand Prix de Rome en 1946 et passe plusieurs années à la Villa Médicis. Il revient à Paris en 1949.

Le premier grand chantier de celui qui est né dans une abbaye cistercienne est la construction de l’abbaye bénédictine de Tournay dans les Hautes-Pyrénées. Il imagine ensuite à Caen un grand château… mais c’est un château d’eau. Il se lance dans la construction de grands ensembles d’immeubles.

L’église Notre-Dame de Royan

En 1955, il entreprend de construire ce qui restera son œuvre phare, l’église Notre-Dame de Royan, en Charente-Maritime. Un chef-d'œuvre absolu. La ville, autrefois gaie et désinvolte, a été rasée pendant la guerre, grièvement blessée par le napalm. Les autorités ont décidé de remettre la cité debout, en particulier en érigeant « un symbole de la ville-debout » et en l’ancrant dans la modernité.

 

Église Notre-Dame de Royan (Charente-Maritime), et la pierre tombale de Guillaume Gillet à l’intérieur. © Étienne Madranges

Au moment où Gillet commence son chantier, son ancien maître des Beaux-Arts, Auguste Perret, fort de sa précédente réalisation en béton de l’église Notre-Dame de Le Raincy (Seine-Saint-Denis) en 1922, achève la construction de l’église en béton Saint-Joseph à Le Havre (Seine-Maritime), autre chef-d'œuvre absolu.

Gillet emploie de multiples techniques innovantes. Il dessine même les verrières non figuratives. Le béton supplante partout les pierres enliées.

Ce qui devait être une simple église paroissiale imposante et visible est en réalité une élégante cathédrale futuriste de béton brut (voir image) aux formes harmonieuses et au décor raffiné dont le clocher culmine à 60 mètres, qui domine la cité balnéaire en jaillissant de son sol. Elle en est devenue le symbole. Elle constitue aussi un amer pour les navigateurs voguant sur l’océan Atlantique.

L’académicien François Mauriac, auteur d’« Une vie de Jésus », en découvrant le copurchic édifice en compagnie de Gillet en 1960, la décrit comme « un grand vaisseau sombre se dressant au-dessus de cette exposition universelle qu’est le nouveau Royan, bâtiment de haut bord aux noires voilures déchiquetées ».

André Malraux l’admire : « Ici, tout est élan, rigueur, rudesse, austère beauté. La pénombre chante l’insaisissable, le divin, variable et constant comme la mer ».

Des ornements exceptionnels s’y adjoindront, telle en 1958 l’exceptionnelle verrière du chœur de Claude Idoux en dalles de cristal de Baccarat**, participant à ce renouveau de l’esthétique des édifices religieux. Notre-Dame de Royan, qui peut accueillir 2000 fidèles, vaut à son concepteur une renommée mondiale.

Gillet construit par la suite deux autres églises, aux formes originales, mais moins monumentales.

Les tripales de Gillet

Architecte des bâtiments civils et des palais nationaux, conseiller au ministère de la Justice à partir de 1959, Guillaume Gillet devient l’architecte des prisons. Il construit les établissements pénitentiaires de Fleury-Mérogis, Muret, Gradignan et agrandit Fresnes.

 

A gauche la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis (Essonne), à droite en haut la prison de Gradignan (Gironde), en bas celle de Muret (Haute-Garonne). © Étienne Madranges

Il réalise de 1964 à 1968 à Fleury-Mérogis (Essonne), en trois ans et demi, la plus grande maison d’arrêt de France et d’Europe, avec trois entités (hommes, femmes, jeunes) pouvant accueillir dès le début plus de 3000 détenus, associant le gigantisme carcéral et la cohérence des nécessités de la vie en milieu clos : détenus, personnels, rapports humains, gestion des flux, sécurité.

Une conception polygonale très standardisée favorise la construction de plusieurs tripales, ensembles de trois bâtiments reliés entre eux, dans un projet très abouti que Gillet proposera également aux autorités de Ryad (Arabie Saoudite).***

L’aspect sécuritaire est gommé des façades et rendu discret, mais renforcé, les fenêtres sont repensées dans leur format. L’encellulement individuel est au cœur du dispositif. Fleury-Mérogis et ses tripales sont le témoin d’une architecture carcérale novatrice pendant les Trente Glorieuses.

En 1968, Gillet déclare : « Nous vivons un âge d’or de l’architecture ».

L’École nationale de la magistrature (ENM)

Lorsque l’on confie la construction de l’ENM à Guillaume Gillet, il est l’architecte des prisons et des églises. Et il vient de rejoindre en 1968 comme académicien l’académie des Beaux-Arts.

Il sait qu’on attend des auditeurs de justice, futurs magistrats, qu’ils sachent utiliser à bon escient la prison et qu’ils exercent un véritable sacerdoce en ayant foi dans l’homme et dans la loi. C’est donc avec enthousiasme que l’architecte des prisons et des églises se lance dans la conception d’une école pour les juges.

Il construit de 1969 à 1971 à Bordeaux (Gironde) le bâtiment de l’ENM**** sur le site du château du Hâ, un fort édifié en 1453 par Charles VII, rasé en 1835, dont il reste deux tours, un site ayant hébergé une prison jusqu’en 1967. L’architecte adopte une conception audacieuse, esthétique et fonctionnelle, et intègre ce bâtiment contemporain dans son environnement historique.

L’historique Tour des Minimes deviendra salle de conférences. Un beau déambulatoire présentant des voûtains couverts de lambris acajou, une pelouse et une pièce d’eau agrémentent l’ensemble. À l’époque, on prévoit des promotions annuelles d’une centaine de futurs magistrats. On ne peut pas savoir que la promotion 2023 sera forte de 380 auditrices et auditeurs !

Le sommeil éternel dans « sa » maison de Dieu

Est-ce pour prendre son envol ? Gillet entreprend en 1975 son dernier grand chantier, l’aéroport de Lyon-Saint-Exupéry. Puis il se consacre essentiellement à la peinture.

Il décède en 1987 et est tout d’abord enterré dans un cimetière. En 1996, sa veuve, Rose Gillet, ancienne professeure d’histoire de l’art, obtient le transfert de son corps dans « son » église*****, Notre-Dame de Royan. Il y est inhumé dans le bas-côté, sous une simple dalle de pierre portant l’inscription « HANC DEI DOMUM CONCEPIT, « Il a construit cette Maison de Dieu ».

Le curé de Notre-Dame, Pierre-Etienne Pillot, fait part de son émotion lors de cette inhumation dans l’église : « Contemplons ici le jaillissement de la terre vers le ciel où confluent l’imagination et la technique, la sensibilité et la rigueur… la fuite exigeante des lignes verticales tenue dans la douceur ovale de l’enveloppement des galeries… le jeu harmonieux des pleins et des vides, des ombres et de la lumière, ab oriens usque ad occasumContemplons cet élan fou de l’esthétique… ».

Guillaume Gillet ? Académicien, fils et petit-fils d’académicien. Architecte passionné et engagé aux projets judicieux et consensuels. Un artiste créatif élégant et disponible, altruiste jusqu’à l’oblativité. Un penseur du carcéral comme du théologal, bâtisseur éclairé de lieux pénitentiaires pour l’application ferme de la loi et de lieux de prière pour la célébration sereine de la foi !

Étienne Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 208

* Nélie Jacquemart, veuve d’Édouard André, homme politique et riche collectionneur, décédée en 1912, a légué tous les biens du couple et toutes leurs collections à l’Institut de France
** c’est le même Claude Idoux qui a réalisé les verrières en cristal de l’église Saint-Rémy à Baccarat (Meurthe-et-Moselle)
*** le projet de Ryad n’aboutira pas
****L’École nationale de la magistrature de Bordeaux a été inaugurée en décembre 1972 par le Garde des Sceaux René Pleven
***** Auparavant, seul l’architecte Jean-Germain Soufflot avait été inhumé dans l’église qu’il avait construite, l’Église Sainte-Geneviève à Paris (actuel Panthéon)

 

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