CULTURE

EMPREINTES D'HISTOIRE. Quel judoka français aimant le vide a passé son temps à soigner ses bleus ?

EMPREINTES D'HISTOIRE. Quel judoka français aimant le vide a passé son temps à soigner ses bleus ?
Cathédrale de Chartres, vitrail médiéval de référence du bleu de Chartres (c) Étienne Madranges
Publié le 17/12/2023 à 07:00

Il naît en 1928 à Nice, près de la grande bleue. Son père était né en Indonésie à Java, mais on ne sait pas s’il chantait la Java bleue mise en musique par Vincent Scotto.

En matière d’art, ce n’est pas un bleu ! Ses parents artistes, qui n’ont pas de sang bleu, sont des amis de l’aristocrate Nicolas de Staël (il était baron Nikolaï Vladimirovitch Staël von Holstein) et de Piet Mondrian, utilisateur du bleu primaire. Son père est peintre figuratif. Sa mère est le contraire d’un bas-bleu et peint des abstractions géométriques.

Pendant une scolarité parfois désastreuse, mais stimulée par l’environnement artistique et culturel familial, il s’intéresse au théâtre et à la musique.

Sa tante l’aide à améliorer ses résultats. Elle n’est pas vraiment fleur bleue, se mariant deux fois, et elle se prénomme… Rose. Elle est libraire.

En 1944, il enfile un bleu de chauffe pour tenter d’intégrer l’École de la marine marchande. Il échoue. Il devient homme au pair en Angleterre. Il ne commet pas d’impair, mais a parfois du bleu à l’âme et cherche sa voie.

En 1947, des amis le propulsent dans la mystique rosicrucienne. Il découvre dans les livres de sa tante la « Cosmogonie des Rose-Croix » du Danois Heindel.

Il imagine une symphonie d’une durée de quarante minutes, monotone au sens propre, car ne comprenant… qu’une seule note, le ré, et en confie la finalisation musicale au compositeur berlinois Louis Saguer. Il l’intitule « Symphonie Monoton-Silence ». Lors de la première représentation 12 ans plus tard devant une centaine d’invités, trois femmes nues* au corps enduit de bleu, jouant de leurs bras, de leurs seins, de leur ventre, joueront les pinceaux vivants pour badigeonner des toiles géantes, réalisant des figures bleues qu’il appellera « Anthropométries ».

Il découvre également le judo. Il obtient rapidement sa ceinture bleue.

Il voyage, fait son service militaire en Allemagne puis part au Japon perfectionner son judo à l’Institut Kodokan (« école pour l’étude de la voie ») de Tokyo, fondé en 1882 par le créateur du judo.

Il a 25 ans lorsqu’il devient ceinture noire 4e dan. Un grade qui ne sera pas homologué en France (la Fédération française de Judo ne reconnaît pas les grades obtenus à l’institut Kodokan), mais qui lui permettra d’ouvrir à Paris une école de judo et d’écrire un ouvrage spécialisé, « Les fondements du judo » **.

Allez le Bleu !

Il aime les couleurs. Mais c’est un chromophile monochrome. Sa couleur préférée, c’est le bleu. Pas le bleu biblique du Deutéronome, ce tekhélet utilisé par les Hébreux dans leur sanctuaire élevé après l’épisode de Moïse descendant du Sinaï, pas le bleu marial de la Vierge ni le bleu de Chartres (voir image), couleurs liturgiques, pas le bleu roi du costume des gardes du monarque, pas le bleu horizon des uniformes militaires, pas le bleu romantique des peintres, pas le bleu patriotique du drapeau tricolore, pas le bleu de Sèvres de la porcelaine, pas le bleu turquin qui se distingue du bleu turquoise, pas le bleu précieux du saphir…

Le Niçois Yves Klein veut « son » bleu, sacrebleu ! Il veut un bleu outremer profond aux reflets particuliers. Tout comme le Ruthénois Pierre Soulages voudra « son » noir, un outrenoir qui joue avec la lumière. Mais, contrairement à Soulages à Conques, il ne se laisse pas tenter par la réalisation de verrières. Pour parodier son style désinvolte et « oulipesque », on pourrait dire qu’il n’a pas connu la tentation de la fécondation in vitraux

Un jour, Yves Klein demande à un ami, le marchand de couleurs Édouard Adam, dont la boutique est située rue Edgar Quinet à Paris, de trouver un produit, un médium, permettant, avec de la résine synthétique, de lier un pigment bleu outremer afin de le rendre intense, de s’éloigner du bleu classique, d’obtenir un produit final velouté.

Edouard Adam demande à un chimiste de Rhône Poulenc de lui trouver un mélange subtil. C’est ainsi que naît le Rhodopas, produit pâteux que l’on peut mélanger à un pigment outremer, auquel on ajoute des chlorures et de l’alcool afin de favoriser la viscosité et l’évaporation.

Le pigment est bien évidemment le bleu Guimet, ce bleu outremer obtenu chimiquement par Jean-Baptiste Guimet***, fondateur de Pechiney au XIXe siècle, afin de remplacer le lapis-lazuli, très onéreux (car cette pierre semi-précieuse venait d’extrême Orient, notamment d’Afghanistan).

Afin que le produit soit utilisable, il faut mélanger le pigment au médium contenant la résine, et non l’inverse, et il faut, selon Edouard Adam, pouvoir sentir que « la lumière émane de l’intérieur ». Le tout doit être bien homogène et tenir dans la durée.

Et pour que le bleu outremer produise tous ses effets, il faut plusieurs séquences. Un passage au rouleau de peau ou de cuir, puis un passage au rouleau de mousse pour provoquer des effets de surface, un séchage et enfin une seconde couche au pulvérisateur.

Le produit et la technique ne font pas l’objet d’un dépôt de brevet classique, mais sont écrits sur une petite feuille de papier dans une enveloppe Soleau déposée à l’INPI. Le bleu de Klein est intitulé et devient l’IKB, l’« International Klein Blue ».

L’enveloppe Soleau, qui porte le nom de son inventeur, Eugène Soleau, lequel était au début du XXe siècle un spécialiste du bronze s’intéressant à la propriété intellectuelle et sa protection, a pour effet de dater une création originale, un concept, une trouvaille. Elle ne doit pas contenir d’objet dur.

Si Yves Klein choisit l’enveloppe Soleau plutôt que le brevet pour protéger son bleu, c’est parce qu’il sait qu’on ne peut pas breveter une couleur. Le procédé est toutefois étonnant, d’autant que sur l’écrit glissé dans l’enveloppe Soleau, le nom d’Edouard Adam n’est pas mentionné. Un oubli sans doute involontaire (espérons-le) de l’artiste.

L’historien des couleurs Michel Pastoureau, dans son ouvrage « Bleu » (Éditions du Seuil), assimilant le procédé utilisé par Klein à un dépôt de brevet, déplore, page 172, cette « étrange conception du travail et du rôle de l’artiste ».

Cette teinte, Klein veut non seulement la servir… mais aussi l’asservir !

L’artiste fait le vide, mais la justice fait le plein

L’histoire ne dit pas si Klein aimait le Bleu d’Auvergne. Mais il a, en déposant son célèbre bleu IKB, généré un sacré fromage !

Car certaines toiles comme les monochromes (voir cliché), certains objets et sculptures peints avec le bleu IKB ou simplement recouverts de cette couleur particulière vont se vendre très cher.

 

Monochrome IKB3 de 1960 de Yves Klein, exposé au Centre Pompidou (Paris), toile marouflée sur bois
© Étienne Madranges

Klein refuse l’académisme. Il recherche l’harmonie en tout. Mais ce faisant, il peut se révéler provocateur.

Lors d’une exposition de plusieurs monochromes à Paris, il lâche 1 001 ballons bleus dans le ciel de la capitale.

En 1960, il organise à Paris une « exposition du vide ». L’opération porte le titre hyperbolique de « spécialisation de la sensibilité à l’état matière première en sensibilité picturale stabilisée ». Les visiteurs pénètrent dans une galerie… où il n’y a rien. Rien au sol, rien sur les murs. Le vide absolu. Klein a seulement repeint en bleu outremer la vitrine de la galerie afin de créer un contraste avec l’intérieur nu et concrétiser son concept de sensibilité picturale immatérielle. Il accroît la perplexité des visiteurs désorientés en leur offrant un cocktail teinté au bleu de méthylène.

Il fait réaliser un photomontage le montrant en train de se jeter dans le vide.

Il décède en 1962. Deux sociétés dont l’une de droit maltais protègent ses droits d’auteur, moral et patrimonial.

L’art de Klein suscite régulièrement quelques aventures judiciaires.

Une dégradation pendant un transport de sculptures peintes en bleu Klein amène un expert judiciaire à étudier la résistance à l’usure.

Dernièrement, une société vendant des tissus au « coloris bleu Klein » et un panneau mural « Klein au Paradis » est condamnée par la cour d’appel de Paris pour contrefaçon et pour atteinte au nom patronymique à la requête du fils de l’artiste.

Récemment, un brocanteur de province est poursuivi pour avoir exposé des contrefaçons des « éponges de Klein » dans sa vitrine afin d’attirer les clients.

En 2023, un procès correctionnel oppose une octogénaire à son avocate. La dame âgée explique avoir remis en dépôt chez son avocate un monochrome de Klein que celui-ci lui avait offert lorsqu’elle était adolescente. L’avocate refuse la restitution et affirme que l’objet litigieux lui a été offert par sa cliente.

 

Le Cyclop de Jean Tinguely et Niki Saint Phalle à Milly-la-Forêt (Essonne)
© Étienne Madranges

Hommage

En 1969, l’artiste suisse Jean Tinguely, secondé par sa femme la plasticienne Niki de Saint Phalle qui y adjoint une Face aux miroirs de 325 mètres carrés, érige en forêt de Milly-la-Forêt (Essonne) une sculpture monumentale de 350 tonnes d’acier, haute de 22 mètres, intitulée « Le Cyclop ». Afin de rendre hommage à son ami Klein avec lequel il avait fondé « le Nouveau Réalisme », il réalise tout en haut de l’œuvre, en forme de couvre-chef du cyclope, une pièce d’eau (voir image) presque carrée, profonde de 80 centimètres, destinée à refléter le ciel bleu qu’aimait tant Yves Klein.

 

Le carré Klein, pièce d’eau reflétant le ciel au sommet du Cyclop de Tinguely à Milly-la-Forêt
© Étienne Madranges

Yves Klein ? Un esthète en kimono qui a froidement recherché la couleur chaude, passant de la ceinture noire à la peinture azure, qui a bleui tant ses rêves que des corps nus dont il se voulait le metteur en toile, avide d’une teinte vivide, un être sensible suscitant le vacarme, car insensible au politiquement correct, au geste épuré qui pouvait apeurer, et qui a su faire le vide sans jamais faire le vide autour de lui, faisant carton plein de bleus.

Étienne Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 203

* Les trois femmes offrant ainsi leur anatomie en prenant un risque pénal se prénomment Marlène, Mouna et Elena. Elena a participé entre 1960 et 1962 à plusieurs séances d’« anthropométries » puis a fait une carrière d’interprète au Parlement européen.
** Certains exemplaires de la première édition valent actuellement 3 000 euros.
*** Son fils, Emile Guimet, qui a pris sa suite, a fait fortune. Passionné d’arts asiatiques, il a créé à Paris le musée qui porte son nom.

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