Il naît en 1928 à Nice, près
de la grande bleue. Son père était né en Indonésie à Java, mais on ne sait pas
s’il chantait la Java bleue mise en musique par Vincent Scotto.
En matière d’art, ce n’est
pas un bleu ! Ses parents artistes, qui n’ont pas de sang bleu, sont des
amis de l’aristocrate Nicolas de Staël (il était baron Nikolaï Vladimirovitch Staël von Holstein)
et de Piet Mondrian, utilisateur du bleu primaire. Son père est peintre
figuratif. Sa mère est le contraire d’un bas-bleu et peint des abstractions
géométriques.
Pendant une scolarité parfois
désastreuse, mais stimulée par l’environnement artistique et culturel familial,
il s’intéresse au théâtre et à la musique.
Sa tante l’aide à améliorer
ses résultats. Elle n’est pas vraiment fleur bleue, se mariant deux fois, et
elle se prénomme… Rose. Elle est libraire.
En 1944, il enfile un bleu de
chauffe pour tenter d’intégrer l’École de la marine marchande. Il échoue. Il
devient homme au pair en Angleterre. Il ne commet pas d’impair, mais a parfois
du bleu à l’âme et cherche sa voie.
En 1947, des amis le
propulsent dans la mystique rosicrucienne. Il découvre dans les livres de sa
tante la « Cosmogonie des Rose-Croix » du Danois Heindel.
Il imagine une symphonie
d’une durée de quarante minutes, monotone au sens propre, car ne
comprenant… qu’une seule note, le ré, et en confie la finalisation musicale au
compositeur berlinois Louis Saguer. Il l’intitule « Symphonie Monoton-Silence
». Lors de la première représentation 12 ans plus tard devant une centaine
d’invités, trois femmes nues* au corps enduit de bleu, jouant de leurs bras, de
leurs seins, de leur ventre, joueront les pinceaux vivants pour badigeonner des
toiles géantes, réalisant des figures bleues qu’il appellera « Anthropométries ».
Il découvre également le
judo. Il obtient rapidement sa ceinture bleue.
Il voyage, fait son service
militaire en Allemagne puis part au Japon perfectionner son judo à l’Institut
Kodokan (« école pour l’étude de la voie ») de Tokyo, fondé en
1882 par le créateur du judo.
Il a 25 ans lorsqu’il devient
ceinture noire 4e dan. Un grade qui ne sera pas homologué en France
(la Fédération française de Judo ne reconnaît pas les grades obtenus à
l’institut Kodokan), mais qui lui permettra d’ouvrir à Paris une école de judo
et d’écrire un ouvrage spécialisé, « Les fondements du judo » **.
Allez le Bleu !
Il aime les couleurs. Mais
c’est un chromophile monochrome. Sa couleur préférée, c’est le bleu. Pas le
bleu biblique du Deutéronome, ce tekhélet utilisé par les Hébreux dans
leur sanctuaire élevé après l’épisode de Moïse descendant du Sinaï, pas le bleu
marial de la Vierge ni le bleu de Chartres (voir image), couleurs liturgiques, pas
le bleu roi du costume des gardes du monarque, pas le bleu horizon des
uniformes militaires, pas le bleu romantique des peintres, pas le bleu
patriotique du drapeau tricolore, pas le bleu de Sèvres de la porcelaine, pas
le bleu turquin qui se distingue du bleu turquoise, pas le bleu précieux du
saphir…
Le Niçois Yves Klein veut
« son » bleu, sacrebleu ! Il veut un bleu outremer profond aux
reflets particuliers. Tout comme le Ruthénois Pierre Soulages voudra
« son » noir, un outrenoir qui joue avec la lumière. Mais,
contrairement à Soulages à Conques, il ne se laisse pas tenter par la
réalisation de verrières. Pour parodier son style désinvolte et « oulipesque »,
on pourrait dire qu’il n’a pas connu la tentation de la fécondation in
vitraux…
Un jour, Yves Klein demande à
un ami, le marchand de couleurs Édouard Adam, dont la boutique est située rue Edgar
Quinet à Paris, de trouver un produit, un médium, permettant, avec de la résine
synthétique, de lier un pigment bleu outremer afin de le rendre intense, de
s’éloigner du bleu classique, d’obtenir un produit final velouté.
Edouard Adam demande à un
chimiste de Rhône Poulenc de lui trouver un mélange subtil. C’est ainsi que
naît le Rhodopas, produit pâteux que l’on peut mélanger à un pigment outremer,
auquel on ajoute des chlorures et de l’alcool afin de favoriser la viscosité et
l’évaporation.
Le pigment est bien
évidemment le bleu Guimet, ce bleu outremer obtenu chimiquement par Jean-Baptiste
Guimet***, fondateur de Pechiney au XIXe siècle, afin de remplacer le lapis-lazuli,
très onéreux (car cette pierre semi-précieuse venait d’extrême Orient,
notamment d’Afghanistan).
Afin que le produit soit
utilisable, il faut mélanger le pigment au médium contenant la résine, et non
l’inverse, et il faut, selon Edouard Adam, pouvoir sentir que « la
lumière émane de l’intérieur ». Le tout doit être bien homogène et tenir
dans la durée.
Et pour que le bleu outremer
produise tous ses effets, il faut plusieurs séquences. Un passage au rouleau de
peau ou de cuir, puis un passage au rouleau de mousse pour provoquer des effets
de surface, un séchage et enfin une seconde couche au pulvérisateur.
Le produit et la technique ne
font pas l’objet d’un dépôt de brevet classique, mais sont écrits sur une
petite feuille de papier dans une enveloppe Soleau déposée à l’INPI. Le bleu de
Klein est intitulé et devient l’IKB, l’« International Klein Blue ».
L’enveloppe Soleau, qui porte
le nom de son inventeur, Eugène Soleau, lequel était au début du XXe
siècle un spécialiste du bronze s’intéressant à la propriété intellectuelle et
sa protection, a pour effet de dater une création originale, un concept, une
trouvaille. Elle ne doit pas contenir d’objet dur.
Si Yves Klein choisit
l’enveloppe Soleau plutôt que le brevet pour protéger son bleu, c’est parce
qu’il sait qu’on ne peut pas breveter une couleur. Le procédé est toutefois
étonnant, d’autant que sur l’écrit glissé dans l’enveloppe Soleau, le nom
d’Edouard Adam n’est pas mentionné. Un oubli sans doute involontaire
(espérons-le) de l’artiste.
L’historien des couleurs
Michel Pastoureau, dans son ouvrage « Bleu » (Éditions du Seuil), assimilant
le procédé utilisé par Klein à un dépôt de brevet, déplore, page 172, cette
« étrange conception du travail et du rôle de l’artiste ».
Cette teinte, Klein veut non
seulement la servir… mais aussi l’asservir !
L’artiste fait le vide, mais
la justice fait le plein
L’histoire ne dit pas si
Klein aimait le Bleu d’Auvergne. Mais il a, en déposant son célèbre bleu IKB,
généré un sacré fromage !
Car certaines toiles comme
les monochromes (voir cliché), certains objets et sculptures peints avec le
bleu IKB ou simplement recouverts de cette couleur particulière vont se vendre
très cher.
Monochrome
IKB3 de 1960 de Yves Klein, exposé au Centre Pompidou (Paris), toile marouflée
sur bois
© Étienne Madranges
Klein refuse l’académisme. Il
recherche l’harmonie en tout. Mais ce faisant, il peut se révéler provocateur.
Lors d’une exposition de
plusieurs monochromes à Paris, il lâche 1 001 ballons bleus dans le ciel de la
capitale.
En 1960, il organise à Paris
une « exposition du vide ». L’opération porte le titre hyperbolique
de « spécialisation de
la sensibilité à l’état matière première en sensibilité picturale stabilisée ».
Les visiteurs pénètrent dans une galerie… où il n’y a rien. Rien au sol, rien
sur les murs. Le vide absolu. Klein a seulement repeint en bleu outremer la
vitrine de la galerie afin de créer un contraste avec l’intérieur nu et
concrétiser son concept de sensibilité picturale immatérielle. Il accroît la
perplexité des visiteurs désorientés en leur offrant un cocktail teinté au bleu
de méthylène.
Il fait réaliser un photomontage le montrant en train de se jeter dans le
vide.
Il décède en 1962. Deux sociétés dont l’une de droit maltais protègent
ses droits d’auteur, moral et patrimonial.
L’art de Klein suscite régulièrement quelques aventures judiciaires.
Une dégradation pendant un transport de sculptures peintes en bleu Klein amène
un expert judiciaire à étudier la résistance à l’usure.
Dernièrement, une société vendant des tissus au « coloris bleu
Klein » et un panneau mural « Klein au Paradis » est condamnée
par la cour d’appel de Paris pour contrefaçon et pour atteinte au nom
patronymique à la requête du fils de l’artiste.
Récemment, un brocanteur de province est poursuivi pour avoir exposé des
contrefaçons des « éponges de Klein » dans sa vitrine afin
d’attirer les clients.
En 2023, un procès correctionnel oppose une octogénaire à son avocate. La
dame âgée explique avoir remis en dépôt chez son avocate un monochrome de Klein
que celui-ci lui avait offert lorsqu’elle était adolescente. L’avocate refuse
la restitution et affirme que l’objet litigieux lui a été offert par sa
cliente.
Le
Cyclop de Jean Tinguely et Niki Saint Phalle à Milly-la-Forêt (Essonne)
©
Étienne Madranges
Hommage
En 1969, l’artiste suisse Jean
Tinguely, secondé par sa femme la plasticienne Niki de Saint Phalle qui y
adjoint une Face aux miroirs de 325 mètres carrés, érige en forêt de
Milly-la-Forêt (Essonne) une sculpture monumentale de 350 tonnes d’acier, haute
de 22 mètres, intitulée « Le Cyclop ». Afin de rendre hommage
à son ami Klein avec lequel il avait fondé « le Nouveau Réalisme »,
il réalise tout en haut de l’œuvre, en forme de couvre-chef du cyclope, une
pièce d’eau (voir image) presque carrée, profonde de 80 centimètres, destinée à
refléter le ciel bleu qu’aimait tant Yves Klein.
Le
carré Klein, pièce d’eau reflétant le ciel au sommet du Cyclop de Tinguely à
Milly-la-Forêt
© Étienne Madranges
Yves Klein ? Un esthète en
kimono qui a froidement recherché la couleur chaude, passant de la ceinture
noire à la peinture azure, qui a bleui tant ses rêves que des corps nus dont il
se voulait le metteur en toile, avide d’une teinte vivide, un être sensible suscitant
le vacarme, car insensible au politiquement correct, au geste épuré qui pouvait
apeurer, et qui a su faire le vide sans jamais faire le vide autour de lui,
faisant carton plein de bleus.
Étienne
Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 203
* Les trois femmes offrant
ainsi leur anatomie en prenant un risque pénal se prénomment Marlène, Mouna et
Elena. Elena a participé entre 1960 et 1962 à plusieurs séances d’« anthropométries »
puis a fait une carrière d’interprète au Parlement européen.
** Certains exemplaires de la première édition valent actuellement 3 000
euros.
*** Son fils, Emile Guimet, qui a pris sa suite, a fait fortune. Passionné
d’arts asiatiques, il a créé à Paris le musée qui porte son nom.