Après nous avoir emmenés en
Amérique latine dans les pas d’un immense écrivain colombien la semaine
dernière, Etienne Madranges revient en Europe cette semaine sur les traces d’un
peintre italien auteur d’un meurtre dont il est allé chercher les secrets en
Italie. Le Caravage, par sa vie tumultueuse comme par ses toiles d’une noirceur
baroque ne laisse pas d’interroger sur son art comme sur sa personnalité !
Il peint. Pour des nobles,
pour des riches, pour des ecclésiastiques, pour des collectionneurs. Prélats et
banquiers s’arrachent ses tableaux. Des moines le sollicitent.
Le grand ténébriste
On ne peut pas dire qu’il
soit un beau ténébreux. On peut en revanche affirmer qu’il est un bon
ténébriste. Il nous fascine et nous enchante. Il nous trouble aussi. Mais
« l’art est fait pour troubler » disait Georges Braque. Il
n’aime guère le vaporeux et les envolées de chérubins pour illustrer les scènes
bibliques. Impulsif et querelleur, instable et fantasque, il aime la violence,
le noir, le sang, la décapitation. Il aime reproduire la douleur.
Créatif et cultivé, il
utilise le chiascuoro, cette technique de peinture à l’huile qui permet
de renforcer le clair-obscur. Et l’emploi du clair-obscur est dans ses œuvres
particulièrement théâtral, ce qui l’amène à privilégier l’intériorité humaine à
l’extériorité environnementale. Paysages et décors s’effacent devant la
recherche de l’introspection. Il n’emploie souvent que quelques couleurs
fondamentales. Il aime restituer la tension, l’émotion, l’affliction.
Manipulateur mais généreux,
séducteur mais anticonformiste, il fréquente aussi facilement les tavernes mal
famées que les palais des cardinaux. Un jour, il ose ! Il peint la Vierge
Marie en prenant comme modèle une prostituée. Et il n’hésite pas à doter ses
pèlerins, ses Saints, ses personnages de pieds encrassés.
Catholique, il est homme de
Foi mais s’éloigne souvent des préceptes pacifiques et fraternels de
l’Evangile. Il raconte « sa » Bible dans la souffrance à travers
plusieurs de ses tableaux : le sacrifice d’Isaac, David et Goliath, Judith
et Holopherne pour l’Ancien Testament, et les scènes néotestamentaires de la
Décollation de Baptiste, l’Arrestation et la Flagellation du Christ, l’Ecce
Homo, la chute de Paul, le martyre de Saint Pierre, la mort de la Madone.
Michelangelo Merisi, né à
Caravaggio, surnommé Le Caravage, ne respecte guère les règles comportementales
en vigueur et les canons traditionnels de la peinture à l’huile. Il n’utilise
parfois que quelques couleurs fondamentales. Son homosexualité l’amène à
peindre plus d’hommes que de femmes, sublimant certains jeunes corps masculins.
Entre deux tableaux, il se
bat, brise des vitres, lance des artichauts brûlants à la figure d’un
aubergiste, calomnie ses contemporains, omet de payer son loyer. Rixes
itératives et provocations constituent son ordinaire.
Le Caravage et les Français :
la chapelle Contarelli
L’église française Saint
Louis des Français, construite entre 1518 et 1589 à Rome, située entre le
Panthéon et la place Navona, destinée à accueillir les Français de Rome, doit
beaucoup à Catherine de Médicis mais aussi au cardinal Contarelli, grand mécène
français qui en a financé la façade. Ce dernier était angevin et se nommait en
réalité Cointarel. Et il se prénommait… Matthieu. Décédé en 1585, Matthieu
Cointarel, italianisé en Conterelli, est inhumé dans une chapelle de l’église,
qui devient donc la chapelle Contarelli.
Quatorze ans après la mort du
cardinal, Le Caravage, jeune peintre âgé de 28 ans, qui, dans un état de grande
pauvreté se trouve à Rome depuis 1595, est sollicité pour réaliser trois
tableaux dans cette chapelle : des tableaux consacrés à la vie de
l’évangéliste Matthieu puisque le cardinal mécène inhumé dans la chapelle se
prénommait Matthieu.
Le Caravage réalise alors
entre 1599 et 1602 trois parmi ses plus célèbres tableaux car préfigurant sa
maîtrise de la peinture sacrée : La Vocation de saint Matthieu, Le Martyre de saint Matthieu, Saint Matthieu et l’Ange. Le
premier, la vocation de Matthieu, suscite bien des questions d’interprétation
car si l’on reconnaît facilement Jésus et l’apôtre Pierre à droite de la toile
un doute demeure quant au personnage de Matthieu : est-ce l’homme barbu
(roux) porteur d’un chapeau noir au centre de la table ou bien le jeune
ébouriffé qui compte son argent à gauche (voir image) ? En effet, la
commande des ecclésiastiques de Saint Louis des Français est formelle : il
a été demandé au Caravage de représenter Matthieu (appelé Levi dans les
évangiles) en publicain collecteur d’impôts, ainsi que l’indiquent les trois
évangiles synoptiques.
La controverse
persiste quatre siècles après !
Les soucis judiciaires d’un
peintre hors normes
Contradicteur aux manières
tudesques, Le Caravage diffame en 1603 un rival, le peintre Baglione,
l’insultant à travers des poèmes obscènes. Giovanni Baglione, florentin adepte
du style maniériste, travaille pour le pape, notamment à la Basilique
Saint-Pierre, et pour des cardinaux. Il n’est pas seulement peintre mais aussi
historien de l’art. Il se met à imiter le style du Caravage, qui, jaloux, le
ridiculise par ses pamphlets. Baglione se plaint et entame à deux reprises des
procès contre l’irrévérencieux Lombard. La justice romaine incarcère le rustre
dans la prison pontificale de la Torre dell’ Annona dans le quartier Tor di
Nona.
Heureusement pour lui,
l’ambassadeur de France à Rome, Philippe de Béthune, est l’un de ses
admirateurs. Il rapportera d’ailleurs en France plusieurs de ses toiles. Philippe
de Béthune est le jeune frère de Sully, surintendant des finances de Henri IV.
Issu d’une famille de magistrats au Parlement, premier gentilhomme de la
chambre du roi, gouverneur de la ville de Rennes, diplomate, il a été nommé en
1601 ambassadeur à Rome auprès du pape Clément VIII*, qui l’a fait cardinal.
Le 25 septembre 1603, deux
ans avant de regagner Paris, Philippe de Béthune réussit à extraire Le Caravage
de sa prison. Le rustaud fera à nouveau quelques jours de geôle en 1605,
notamment pour avoir porté une arme sans autorisation.
C’est en 1606 que la
barcarolle des soucis judiciaires du peintre s’allonge et s’intensifie. Cette
année-là, le 28 mai, Le Caravage, accompagné par un ami, se bat dans une rue de
Rome lors des festivités liées à l’anniversaire de l’élection du pape Paul V
(Camille Borghèse), assis sur le trône de Saint-Pierre depuis un an. Il tue
Ranuccio Tomassoni. Les avis divergent cependant quant à l’arme utilisée :
un coup d’épée dans le corps dans le cadre d’une vendetta pour l’honneur ?
un coup de raquette à la tête après une querelle lors d’une partie de jeu de
paume ? Quoi qu’il en soit, le meurtrier, blessé, s’enfuit et ne revient
plus à Rome, d’autant que les juges romains le condamnent rapidement à la peine
de mort par décapitation.
En ce début de XVIIe siècle,
si le bûcher et la terrible peine du « propagginamento » (le
supplice de l’ensevelissement du condamné la tête en bas) ont quasiment disparu
du système pénal des Etats et cités italiens (encore que Clément VIII envoie en
1600 au bûcher un philosophe accusé d’hérésie), les condamnations à mort sont
en général accompagnées d’atrocités et d’expositions publiques.
Avant 1606, Le Caravage avait
déjà peint un tableau représentant David et Goliath (actuellement exposé au
musée du Prado à Madrid). Après la bagarre mortelle, il va réaliser deux
nouvelles représentations de David et Goliath, cette fois-ci en profitant de la
scène cruelle, de la souffrance et de la décollation de Goliath pour s’afficher
en autoportrait.
Caravage devient Goliath,
Goliath devient Caravage, enfin décapité pour l’éternité, rendant justice à la
justice !
Deux des trois « David et Goliath » de Le Caravage, où
Goliath figure l’autoportrait du peintre. (D.R.)
Le Caravage à Naples puis à Malte
et en Sicile
Fuyant
Rome et la justice, les ennuis et la décapitation potentielle (mais la décision
le frappant a été rendue par contumace), protégé par la famille Colonna, le
peintre réalise à Naples, dans la petite église Pio Monte della Misericordia située
à proximité de la cathédrale une autre de ses célèbres toiles, « les sept
œuvres de la Miséricorde ». Il a été sollicité par sept jeunes
aristocrates napolitains qui ont créé une institution caritative, le Mont de la
Miséricorde.
Le
Caravage installe sa toile derrière le maître-autel et réussit, toujours avec
sa technique du chiascuoro, à symboliser les sept œuvres de la Miséricorde qui
lui sont commandées : nourrir les affamés, rafraîchir les assoiffés, enterrer
les morts, visiter les prisonniers, abriter les sans-abris, vêtir les nus,
visiter les malades. La représentation est tout à la fois dramatique et
compassionnelle.
L’église Pio Monte della Misericordia de Naples et « Les sept
œuvres de la Miséricorde » de Le Caravage. © Étienne Madranges
Après
un périple qui l’amène à Malte, à arborer de riches vêtements, à se faire
adouber chevalier puis à se faire exclure par les membres de l’Ordre de Malte
et incarcérer dans un fort après une nouvelle arrestation, il se réfugie en
Sicile puis rejoint le continent.
Une fièvre l’emporte en 1610
dans un petit port italien alors que, seul et isolé, il s’attendait à
bénéficier d’une grâce papale.
Un jeune chercheur italien,
en rédigeant sa thèse de doctorat en histoire de l’art, a récemment découvert
que Le Caravage avait très probablement commis un second meurtre en Lombardie.
L’aventurier lombard aurait-il donc été un récidiviste du crime ? Les
recherches continuent.
Le Caravage ? Un artiste
sauvage dont les turpitudes ont fait des ravages ! Abusant des breuvages,
ignorant dans ses toiles les feuillages, le clair-obscur qu’il a habilement mis
en usage a suscité bien des clivages. Ne pouvant éviter à plus de dix reprises
l’embastillage, multipliant les colères qui n’étaient pas des enfantillages, réservant
à ses adversaires un rapide ferraillage ou un cruel torpillage, il a souvent
utilisé, outre le pinceau, l’épée comme outillage, faisant de l’anticonformisme
un permanent habillage. Victime par ses concurrents jaloux d’un désolant
pillage, il est mort seul près d’un rivage, laissant
des œuvres splendides destinées à un long voyage, sachant, des visages
bibliques, savamment doser l’éclairage.
Étienne
Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 212
*
Ancien avocat, ce pape est connu pour avoir autorisé la consommation du café
mais aussi pour avoir singulièrement combattu les Juifs ; il a favorisé la
conversion de Henri IV au catholicisme, mettant fin aux guerres de religion
Les
10 empreintes d’histoire précédentes :
• Quel
peintre lombard impulsif et ténébriste, sauvé de la prison par un ambassadeur
de France, a fait d'une prostituée une vierge ? ;
•
Quel
écrivain, prix Nobel de littérature, est représenté la plupart du temps entouré
de papillons jaunes ?
;
• Quel
rapport y a-t-il entre la montre bisontine la plus chère du monde et le puits
initiatique de Sintra ?
;
• Par quel
caprice d'avocat, l'architecte catalan Gaudi a-t-il commencé sa carrière sous
le règne d'un ancien élève du collège Stanislas ? ;
•
Quel
grand architecte de prisons et d'une école pour les juges, né dans une abbaye
en pierre près d'une chaire extérieure, est inhumé à l'intérieur d'une église
en béton ? ;
•
Quel
poète français abolitioniste a demandé au temps de suspendre son vol chez le
roi des marmottes ? ;
• Quel artiste refusant les
courbettes, peignant des nus et condamné pour une colonne, est mort chez les
braillards ? ;
• Quel
drôle d'oiseau, auteur de courtes lignes et inventeur du conomètre, a perdu la
santé rue de la Santé après avoir mis en scène cruellement plaidaillons et
ronds-de-cuir ?
;
• Pourquoi
fallait-il autrefois demander la permission de porter un pantalon pour avoir le
bonheur de peindre des vaches ? ;
• Quel
judoka français aimant le vide a passé son temps à soigner ses bleus ? ;