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EMPREINTES D'HISTOIRE. Quel peintre lombard impulsif et ténébriste, sauvé de la prison par un ambassadeur de France, a fait d'une prostituée une vierge ?

EMPREINTES D'HISTOIRE. Quel peintre lombard impulsif et ténébriste, sauvé de la prison par un ambassadeur de France, a fait d'une prostituée une vierge ?
Saint Louis des Français (Rome), chapeau cardinalice, chapelle Contarelli, La vocation de Matthieu
Publié le 25/02/2024 à 07:00

Après nous avoir emmenés en Amérique latine dans les pas d’un immense écrivain colombien la semaine dernière, Etienne Madranges revient en Europe cette semaine sur les traces d’un peintre italien auteur d’un meurtre dont il est allé chercher les secrets en Italie. Le Caravage, par sa vie tumultueuse comme par ses toiles d’une noirceur baroque ne laisse pas d’interroger sur son art comme sur sa personnalité !

Il peint. Pour des nobles, pour des riches, pour des ecclésiastiques, pour des collectionneurs. Prélats et banquiers s’arrachent ses tableaux. Des moines le sollicitent.

Le grand ténébriste

On ne peut pas dire qu’il soit un beau ténébreux. On peut en revanche affirmer qu’il est un bon ténébriste. Il nous fascine et nous enchante. Il nous trouble aussi. Mais « l’art est fait pour troubler » disait Georges Braque. Il n’aime guère le vaporeux et les envolées de chérubins pour illustrer les scènes bibliques. Impulsif et querelleur, instable et fantasque, il aime la violence, le noir, le sang, la décapitation. Il aime reproduire la douleur.

Créatif et cultivé, il utilise le chiascuoro, cette technique de peinture à l’huile qui permet de renforcer le clair-obscur. Et l’emploi du clair-obscur est dans ses œuvres particulièrement théâtral, ce qui l’amène à privilégier l’intériorité humaine à l’extériorité environnementale. Paysages et décors s’effacent devant la recherche de l’introspection. Il n’emploie souvent que quelques couleurs fondamentales. Il aime restituer la tension, l’émotion, l’affliction.

Manipulateur mais généreux, séducteur mais anticonformiste, il fréquente aussi facilement les tavernes mal famées que les palais des cardinaux. Un jour, il ose ! Il peint la Vierge Marie en prenant comme modèle une prostituée. Et il n’hésite pas à doter ses pèlerins, ses Saints, ses personnages de pieds encrassés.

Catholique, il est homme de Foi mais s’éloigne souvent des préceptes pacifiques et fraternels de l’Evangile. Il raconte « sa » Bible dans la souffrance à travers plusieurs de ses tableaux : le sacrifice d’Isaac, David et Goliath, Judith et Holopherne pour l’Ancien Testament, et les scènes néotestamentaires de la Décollation de Baptiste, l’Arrestation et la Flagellation du Christ, l’Ecce Homo, la chute de Paul, le martyre de Saint Pierre, la mort de la Madone.

Michelangelo Merisi, né à Caravaggio, surnommé Le Caravage, ne respecte guère les règles comportementales en vigueur et les canons traditionnels de la peinture à l’huile. Il n’utilise parfois que quelques couleurs fondamentales. Son homosexualité l’amène à peindre plus d’hommes que de femmes, sublimant certains jeunes corps masculins.

Entre deux tableaux, il se bat, brise des vitres, lance des artichauts brûlants à la figure d’un aubergiste, calomnie ses contemporains, omet de payer son loyer. Rixes itératives et provocations constituent son ordinaire.

Le Caravage et les Français : la chapelle Contarelli

L’église française Saint Louis des Français, construite entre 1518 et 1589 à Rome, située entre le Panthéon et la place Navona, destinée à accueillir les Français de Rome, doit beaucoup à Catherine de Médicis mais aussi au cardinal Contarelli, grand mécène français qui en a financé la façade. Ce dernier était angevin et se nommait en réalité Cointarel. Et il se prénommait… Matthieu. Décédé en 1585, Matthieu Cointarel, italianisé en Conterelli, est inhumé dans une chapelle de l’église, qui devient donc la chapelle Contarelli.

Quatorze ans après la mort du cardinal, Le Caravage, jeune peintre âgé de 28 ans, qui, dans un état de grande pauvreté se trouve à Rome depuis 1595, est sollicité pour réaliser trois tableaux dans cette chapelle : des tableaux consacrés à la vie de l’évangéliste Matthieu puisque le cardinal mécène inhumé dans la chapelle se prénommait Matthieu.

Le Caravage réalise alors entre 1599 et 1602 trois parmi ses plus célèbres tableaux car préfigurant sa maîtrise de la peinture sacrée : La Vocation de saint MatthieuLe Martyre de saint MatthieuSaint Matthieu et l’Ange. Le premier, la vocation de Matthieu, suscite bien des questions d’interprétation car si l’on reconnaît facilement Jésus et l’apôtre Pierre à droite de la toile un doute demeure quant au personnage de Matthieu : est-ce l’homme barbu (roux) porteur d’un chapeau noir au centre de la table ou bien le jeune ébouriffé qui compte son argent à gauche (voir image) ? En effet, la commande des ecclésiastiques de Saint Louis des Français est formelle : il a été demandé au Caravage de représenter Matthieu (appelé Levi dans les évangiles) en publicain collecteur d’impôts, ainsi que l’indiquent les trois évangiles synoptiques.

La controverse persiste quatre siècles après !

Les soucis judiciaires d’un peintre hors normes

Contradicteur aux manières tudesques, Le Caravage diffame en 1603 un rival, le peintre Baglione, l’insultant à travers des poèmes obscènes. Giovanni Baglione, florentin adepte du style maniériste, travaille pour le pape, notamment à la Basilique Saint-Pierre, et pour des cardinaux. Il n’est pas seulement peintre mais aussi historien de l’art. Il se met à imiter le style du Caravage, qui, jaloux, le ridiculise par ses pamphlets. Baglione se plaint et entame à deux reprises des procès contre l’irrévérencieux Lombard. La justice romaine incarcère le rustre dans la prison pontificale de la Torre dell’ Annona dans le quartier Tor di Nona.

Heureusement pour lui, l’ambassadeur de France à Rome, Philippe de Béthune, est l’un de ses admirateurs. Il rapportera d’ailleurs en France plusieurs de ses toiles. Philippe de Béthune est le jeune frère de Sully, surintendant des finances de Henri IV. Issu d’une famille de magistrats au Parlement, premier gentilhomme de la chambre du roi, gouverneur de la ville de Rennes, diplomate, il a été nommé en 1601 ambassadeur à Rome auprès du pape Clément VIII*, qui l’a fait cardinal.

Le 25 septembre 1603, deux ans avant de regagner Paris, Philippe de Béthune réussit à extraire Le Caravage de sa prison. Le rustaud fera à nouveau quelques jours de geôle en 1605, notamment pour avoir porté une arme sans autorisation.

C’est en 1606 que la barcarolle des soucis judiciaires du peintre s’allonge et s’intensifie. Cette année-là, le 28 mai, Le Caravage, accompagné par un ami, se bat dans une rue de Rome lors des festivités liées à l’anniversaire de l’élection du pape Paul V (Camille Borghèse), assis sur le trône de Saint-Pierre depuis un an. Il tue Ranuccio Tomassoni. Les avis divergent cependant quant à l’arme utilisée : un coup d’épée dans le corps dans le cadre d’une vendetta pour l’honneur ? un coup de raquette à la tête après une querelle lors d’une partie de jeu de paume ? Quoi qu’il en soit, le meurtrier, blessé, s’enfuit et ne revient plus à Rome, d’autant que les juges romains le condamnent rapidement à la peine de mort par décapitation.

En ce début de XVIIe siècle, si le bûcher et la terrible peine du « propagginamento » (le supplice de l’ensevelissement du condamné la tête en bas) ont quasiment disparu du système pénal des Etats et cités italiens (encore que Clément VIII envoie en 1600 au bûcher un philosophe accusé d’hérésie), les condamnations à mort sont en général accompagnées d’atrocités et d’expositions publiques.

Avant 1606, Le Caravage avait déjà peint un tableau représentant David et Goliath (actuellement exposé au musée du Prado à Madrid). Après la bagarre mortelle, il va réaliser deux nouvelles représentations de David et Goliath, cette fois-ci en profitant de la scène cruelle, de la souffrance et de la décollation de Goliath pour s’afficher en autoportrait.

Caravage devient Goliath, Goliath devient Caravage, enfin décapité pour l’éternité, rendant justice à la justice !


Deux des trois « David et Goliath » de Le Caravage, où Goliath figure l’autoportrait du peintre. (D.R.)

Le Caravage à Naples puis à Malte et en Sicile

Fuyant Rome et la justice, les ennuis et la décapitation potentielle (mais la décision le frappant a été rendue par contumace), protégé par la famille Colonna, le peintre réalise à Naples, dans la petite église Pio Monte della Misericordia située à proximité de la cathédrale une autre de ses célèbres toiles, « les sept œuvres de la Miséricorde ». Il a été sollicité par sept jeunes aristocrates napolitains qui ont créé une institution caritative, le Mont de la Miséricorde.

 Le Caravage installe sa toile derrière le maître-autel et réussit, toujours avec sa technique du chiascuoro, à symboliser les sept œuvres de la Miséricorde qui lui sont commandées : nourrir les affamés, rafraîchir les assoiffés, enterrer les morts, visiter les prisonniers, abriter les sans-abris, vêtir les nus, visiter les malades. La représentation est tout à la fois dramatique et compassionnelle.


L’église Pio Monte della Misericordia de Naples et « Les sept œuvres de la Miséricorde » de Le Caravage. © Étienne Madranges

Après un périple qui l’amène à Malte, à arborer de riches vêtements, à se faire adouber chevalier puis à se faire exclure par les membres de l’Ordre de Malte et incarcérer dans un fort après une nouvelle arrestation, il se réfugie en Sicile puis rejoint le continent.

Une fièvre l’emporte en 1610 dans un petit port italien alors que, seul et isolé, il s’attendait à bénéficier d’une grâce papale.

Un jeune chercheur italien, en rédigeant sa thèse de doctorat en histoire de l’art, a récemment découvert que Le Caravage avait très probablement commis un second meurtre en Lombardie. L’aventurier lombard aurait-il donc été un récidiviste du crime ? Les recherches continuent.

Le Caravage ? Un artiste sauvage dont les turpitudes ont fait des ravages ! Abusant des breuvages, ignorant dans ses toiles les feuillages, le clair-obscur qu’il a habilement mis en usage a suscité bien des clivages. Ne pouvant éviter à plus de dix reprises l’embastillage, multipliant les colères qui n’étaient pas des enfantillages, réservant à ses adversaires un rapide ferraillage ou un cruel torpillage, il a souvent utilisé, outre le pinceau, l’épée comme outillage, faisant de l’anticonformisme un permanent habillage. Victime par ses concurrents jaloux d’un désolant pillage, il est mort seul près d’un rivage, laissant des œuvres splendides destinées à un long voyage, sachant, des visages bibliques, savamment doser l’éclairage.

Étienne Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 212

* Ancien avocat, ce pape est connu pour avoir autorisé la consommation du café mais aussi pour avoir singulièrement combattu les Juifs ; il a favorisé la conversion de Henri IV au catholicisme, mettant fin aux guerres de religion

 

Les 10 empreintes d’histoire précédentes :

 

• Quel peintre lombard impulsif et ténébriste, sauvé de la prison par un ambassadeur de France, a fait d'une prostituée une vierge ? ;

Quel écrivain, prix Nobel de littérature, est représenté la plupart du temps entouré de papillons jaunes ? ;

• Quel rapport y a-t-il entre la montre bisontine la plus chère du monde et le puits initiatique de Sintra ? ;

• Par quel caprice d'avocat, l'architecte catalan Gaudi a-t-il commencé sa carrière sous le règne d'un ancien élève du collège Stanislas ? ;

Quel grand architecte de prisons et d'une école pour les juges, né dans une abbaye en pierre près d'une chaire extérieure, est inhumé à l'intérieur d'une église en béton ? ;

Quel poète français abolitioniste a demandé au temps de suspendre son vol chez le roi des marmottes ? ;

• Quel artiste refusant les courbettes, peignant des nus et condamné pour une colonne, est mort chez les braillards ? ;

 Quel drôle d'oiseau, auteur de courtes lignes et inventeur du conomètre, a perdu la santé rue de la Santé après avoir mis en scène cruellement plaidaillons et ronds-de-cuir ? ;

• Pourquoi fallait-il autrefois demander la permission de porter un pantalon pour avoir le bonheur de peindre des vaches ? ;

• Quel judoka français aimant le vide a passé son temps à soigner ses bleus ? ;



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