ÉCONOMIE

Enjeux géopolitiques et économie globale : la conjoncture décryptée aux journées de l'AFTE

Enjeux géopolitiques et économie globale : la conjoncture décryptée aux journées de l'AFTE
Publié le 22/11/2023 à 20:13

Nouvel ordre mondial et échanges internationaux : sortez vos boules de cristal ! En ouverture des 40es journées de l’Association française des trésoriers d’entreprise (AFTE), un économiste, un expert de l’Asie et une cadre dirigeante ont tenté de décrypter l’économie de demain dans un contexte de recomposition géopolitique mondiale. À quoi pourront ressembler les échanges internationaux à l’aune des crises qui se succèdent ? Alors que la mondialisation est remise en question au profit de pôles régionaux, comment les entreprises s’adaptent ?

Pour poser le cadre des nouveaux enjeux internationaux, l’AFTE a ouvert ses journées de rencontres les 14 et 15 novembre derniers par une plénière géopolitique : guerre de haute intensité en Ukraine, tensions sino-américaines, conflit israélo-palestinien qui menace d’embraser le Proche-Orient, crises politiques majeures dans plusieurs pays africains…. Cette période d’instabilité politique forte remet sur le devant de la scène des phénomènes économiques sporadiques : mesures protectionnistes, hausse brutale du coût des matières premières, et inflation galopante, auxquelles s’ajoute en France le quoiqu’il en coûte de la crise sanitaire.

La réaction à la pandémie a engendré des milliards de dépenses budgétaires des États et des banques centrales. « Cependant, nous pensons que l’inflation a atteint son pic », estime Kokou Agbo-Bloua, responsable Monde de la recherche Economique, Cross-Asset et Quantitative à la Société Générale. Selon l’économiste, le problème reste l’inflation sous-jacente liée à la hausse des salaires, au manque de productivité et à l’épargne cumulée excédentaire. Cette dernière a joué son rôle en « absorbant le choc » de la crise sanitaire.

Économie globale : résilience et points de vigilance

« Ce qui est intéressant, c’est qu’en dépit de toutes ces crises, l’économie mondiale reste résiliente et assez solide. Les entreprises ont développé une sorte d’immunité naturelle contre la hausse des taux », estime Kokou Agbo-Bloua. « Par ailleurs, le bilan des entreprises a été réparé par la largesse des gouvernements et l’expansion des politiques budgétaires, ce qui a permis aux entreprises de se refinancer. Beaucoup d’entreprises ont aujourd’hui un coût de service de la dette qui baisse malgré la hausse des taux, car la dette reste en dessous du coût de rémunération du cash ». Cette résilience économique s’explique aussi par la greedflation, pratique par laquelle certaines entreprises ont accru leurs prix de vente sous couvert d’inflation.

Restent deux points de vigilance, souligne Kokou Agbo-Bloua. D’abord, le refinancement de la dette des entreprises. D’après l’économiste, le pic de refinancement interviendra en 2025, plus tard pour les petites entreprises. « Il faut surveiller l’évolution des marges des entreprises et les risques de défaut qui pourraient survenir », estime Kokou Agbo-Bloua. Ensuite, les risques géopolitiques avec l’éventualité d’une instrumentalisation du détroit d’Ormuz - passage stratégique par lequel transite un cinquième de la production mondiale de pétrole, « ce qui pourrait engendrer une volatilité sur les matières premières et potentiellement, un deuxième choc énergétique ».

Des tensions pourraient également apparaître sur les marchés des minéraux essentiels à la transition. L’Agence internationale de l’énergie estime ainsi que la demande de minéraux industriels liée à la transition devrait être multipliée par six d’ici 2040 dans un scénario « zéro émission nette ». Les déséquilibres entre l’offre et la demande de ces minéraux pourraient devenir une source supplémentaire d’instabilité macroéconomique, renforçant la volatilité des prix, ce que confirme la Banque de France dans ses analyses.

Rupture de la chaîne de valeur : le cas de l’industrie automobile

Ces défis exogènes remanient le cadre industriel mondial, notamment dans le secteur automobile, qui connaît de forts bouleversements depuis 2015. Cette branche se recompose nettement à la faveur de la transition énergétique et des crises successives : l’affaire Volkswagen, les accords de Paris, l’arrivée de Tesla, la crise-Covid, la fin des voitures thermiques à l’horizon 2035. « Il est plus que jamais indispensable de gagner en flexibilité, de s’adapter au fil de l’eau et de rester compétitif. Les financements des entreprises sont complexes dans ces dynamiques de marché », estime Kathleen Wantz-O'Rourke, directrice financière de l’équipementier Plastic Omnium, rappelant « l’importance des financements publics pour accompagner les entreprises ».

Les États-Unis, mais surtout la Chine brigue désormais le leadership dans l’électrique, quand l’Europe court après son retard concurrentiel. La Chine a produit 25 millions de véhicules en 2022, ce qui représente un tiers de la production mondiale, quand, par ailleurs, 7 des 10 modèles les plus vendus dans le monde sont chinois. « Un avertissement pour l’Europe qui doit repenser sa stratégie », estime Kathleen Wantz-O'Rourke. « À l’horizon 2028, il est fort probable que le premier constructeur chinois, à savoir BYD, se situera à la première place mondiale des constructeurs de véhicules automobiles, tous moteurs confondus. »

Pour prendre la mesure des défis concurrentiels qui l’attendent, Plastic Omnium mise sur la proximité client, l’excellence opérationnelle, les nouvelles expertises comme relais de croissance. Le groupe repense aussi son empreinte géographique pour atténuer les risques : alors qu’il effectue pour l’heure 50 % de son chiffre d’affaires en Europe, l’équipementier se réoriente vers les États-Unis et l’Asie - Chine et pays à bas coût -, en élargissant sa base clients principalement vers les marchés nord-américains et chinois.

D’une économie de paix à une économie de guerre

« Ces 30 dernières années, nous avons vécu un monde post-1989, un monde de frontières qui tombent, de liberté, de global trade, de outsourcing, de déflation, de taux d’intérêt bas, etc. 2022 marque une année de rupture totale avec ce monde d’avant, et ce pour 30 ans », estime David Barberez, investisseur et essayiste, spécialiste de la Chine, appelant à « oublier tous les raisonnements passés en termes de commerce international ». Les États-Unis ont pris selon lui la mesure de cette nouvelle ère, en entérinant le CHIPS Act, loi visant à relancer l'industrie des semi-conducteurs sur le sol américain, ainsi que l'Inflation Reduction Act (IRA), grand plan d'investissement de 370 milliards de dollars sur dix ans destinés à soutenir la croissance économique.

L’Europe accuse quant à elle un certain retard… « Les Européens commencent à se réveiller de par la pression de l’Europe de l’Est », estime l’investisseur installé à Hong Kong depuis 2011, par ailleurs inquiet du poids de la guerre en Ukraine sur l’économie de l’Union européenne. « Le choc va être de 10 % de PNB. Si vous ajoutez le parapluie énergétique, la transition environnementale, les ruptures de chaînes d’approvisionnement et l’inflation alimentaire, cela représente 3 fois ce que les générations précédentes ont subi lors de la récession de 1973-1975. »

Dans la perspective d’une économie de guerre, tirée non plus par l’offre, mais par la demande, telle qu’envisagée par David Barberez, l’investisseur exhorte les entreprises à faire évoluer leurs piliers de gouvernance. « Mon grand thème, c’est l’ESG : énergie, sécurité, guerre », affirme-t-il en détournant ici le sigle international ESG, utilisé pour désigner les critères Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance. « L’environnement passe avant tout par l’énergie. Ensuite, il faut investir dans tous les créateurs de confiance dans un monde où à l’avenir, va régner la méfiance. C’est le pilier sécurité : celle de l’approvisionnement, mais aussi la sécurité sanitaire, alimentaire. Enfin, en temps de guerre, la gouvernance d’avant répondait à une logique de gestion de l’abondance. Il faudra désormais envisager la gestion de la pénurie. C’est là que les investisseurs auront envie de mettre leur argent », conclut-il.


Delphine Schiltz

 

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