Le
16 novembre prochain, les principales conclusions de la recherche « Notariat et
numérique » dirigée par Manuella Bourassin, professeure de droit privé, Corine
Dauchez, maîtresse de conférences en droit privé, et Marc Pichard, professeur
de droit privé à l’université Paris Nanterre, seront présentées lors d’un
colloque organisé au Conseil supérieur du notariat (CSN). Le rapport qu’ils ont
remis fin 2021 à l’Institut des Études et de la Recherche sur le Droit et la
Justice présente et analyse la mutation numérique de la profession notariale.
Pour mener à bien ces travaux, le notariat des Hauts-de-Seine s’est fortement
mobilisé aux côtés des chercheurs. À travers cette interview croisée, les
directeurs scientifiques rédacteurs du rapport et le président de la Chambre
des notaires du 92 nous éclairent sur la réalité numérique de la profession.
En
novembre 2021 a été rendu le rapport « Notariat et numérique. Le cybernotaire
au cœur de la République numérique ». La Chambre des notaires des
Hauts-de-Seine a été associée à cette recherche dès son origine. Pourriez-vous
revenir sur la genèse de ce partenariat ?
Corine
Dauchez : En 2017, la Mission de recherche Droit et
Justice du ministère de la Justice a lancé un appel à projet sur le thème
« Droit, justice et numérique ». Avec le soutien de notre
laboratoire, le Centre de droit civil des affaires et du contentieux économique
de l’université Paris Nanterre, nous avons décidé d’y répondre en proposant une
recherche tournée vers les politiques et les pratiques numériques du notariat.
D’emblée, nous nous sommes rapprochés de la Chambre des notaires des
Hauts-de-Seine pour qu’elle appuie et facilite les enquêtes de terrain auprès
de tous les membres de la Compagnie.
Manuella
Bourassin : Ce rapprochement était tout à fait naturel
compte tenu du partenariat très actif et ancien entre la Chambre et le master
Droit notarial de l’université Paris Nanterre dont nous assurons la direction*.
Les relations étroites entre l’université et le notariat local expliquent
certainement l’accueil très enthousiaste que la Chambre du 92, par
l’intermédiaire de son président d’alors, a réservé à notre projet de
recherche.
Guy
Durand : Effectivement, la Chambre des notaires des
Hauts-de-Seine est très attachée au développement de ses relations avec
l’université. Ce partenariat est précieux pour la formation, tant initiale que
continue, des notaires. La Chambre a également pleinement conscience qu’au-delà
de la formation des notaires, l’université est un lieu d’excellence académique
avec lequel le notariat a tout intérêt à collaborer. L’utilité d’une recherche
menée par des universitaires sur la transformation numérique de la profession
n’a donc pas échappé au président de l’époque, Maître Guy Kermin, qui a
immédiatement assuré les professeurs Manuella Bourassin, Corine Dauchez et Marc
Pichard, du soutien de la Chambre.
Notariat et
numérique, Le cybernotaire au cœur de la République numérique, Manuella
Bourassin,
Corine
Dauchez, Marc Pichard, Lexis Nexis, 334 pages
En
quoi la participation de la Chambre des notaires des Hauts-de-Seine était-elle
cruciale pour la recherche ?
Corine
Dauchez : Pour mener cette recherche, nous souhaitions
adopter une démarche originale, à la fois académique et empirique, car nous
tenions à ce que nos travaux ne soient pas déconnectés de la réalité. Notre
recherche ambitionnait de dresser un portrait du cybernotaire qui soit aussi
fidèle que possible. Dès lors, en complément des réflexions menées dans les
disciplines au cœur de notre sujet (droit privé, mais aussi droit public,
économie, sociologie, informatique), nous avons décidé de réaliser des enquêtes
de terrain afin de révéler la réalité des pratiques et des perceptions
relatives au numérique dans les offices. Ces enquêtes ont pris la forme
d’entretiens individuels et aussi de questionnaires diffusés par voie
électronique à l’ensemble des acteurs des offices du 92, et ce entre 2018 et
2021.
Marc
Pichard : Dans l’optique de saisir la réalité de la
digitalisation de la profession notariale et de rendre compte d’éventuelles
différences entre les services et les fonctions exercées dans les offices, il
nous a paru essentiel d’interroger non seulement les notaires, mais également
leurs collaborateurs, qu’il s’agisse des clercs, des archivistes, des
standardistes, des caissiers, des formalistes… Notre recherche est ainsi
collaborative en ce sens que tous les membres de l’office ont été interrogés.
L’implication de la Chambre des notaires des Hauts-de-Seine a été tout à fait
précieuse, car elle a été un excellent relais pour la diffusion de nos
questionnaires à tous les acteurs du notariat local, ce qui a permis de
recueillir un nombre de réponses très significatif.
Guy
Durand : La Chambre des notaires a été
particulièrement séduite par l’aspect empirique et collaboratif de la
recherche. À la demande des directeurs de recherche, elle a missionné trois
notaires afin qu’ils participent à la conception des questionnaires à diffuser
auprès des acteurs des offices du département. Ont ainsi intégré l’équipe de
recherche Maître Xavier Blanchet, Maître Laurent Scoriels et Maître Luc Thomas.
Elle a ensuite mobilisé tous les membres de la Compagnie afin qu’ils répondent
aux questionnaires. La démarche « inclusive » était tout à fait
séduisante, car elle permettait d’associer les collaborateurs qui sont peu
interrogés. Ils ont trouvé là l’occasion de donner leur avis sur la
transformation de leur métier sous l’influence du numérique.
Manuella
Bourassin : Les taux de réponses ont été très élevés pour
ce type d’enquête. Alors que le taux de retour aux questionnaires Internet est
souvent inférieur à 10 %, le premier questionnaire adressé à tous les
notaires et collaborateurs des offices du 92 à l’hiver 2018 a été entièrement
rempli par 30 % d’entre eux et même par 40 % des notaires libéraux du
département. Concernant le second questionnaire destiné à identifier les
politiques digitales développées dans les offices, plus de 70 % des
notaires dirigeants y ont répondu mi-2019. Le succès rencontré par ces
questionnaires, puis par les entretiens individuels menés en 2021 à la sortie
de la crise sanitaire, tient sans aucun doute pour une bonne part au soutien
apporté par la Chambre.
Le
notariat des Hauts-de-Seine s’est-il pleinement emparé du numérique ?
Guy
Durand : Si l’on parle de la Chambre des notaires des
Hauts-de-Seine, la mobilisation sur le sujet du numérique est considérable. En
effet, notre Chambre participe à la Commission numérique de la Chambre
interdépartementale de Paris. Elle est ainsi associée à tous les projets
déployés par Paris notaires services (PNS) et financés par un fonds
d’innovation « Recherche et développement » créé en 2018. Une part
conséquente du budget de la Chambre des notaires des Hauts-de-Seine est
d’ailleurs consacrée à alimenter ce fonds. Tout ceci lui permet d’accéder à des
projets et à des réalisations numériques d’envergure reposant notamment sur la
blockchain, comme le registre dématérialisé des sociétés non cotées, ou
l’intelligence artificielle. Additionné au financement de la base immobilière
(base BIEN) et à la participation au réseau intranot92, l’investissement dans
le numérique est le deuxième poste de dépenses le plus important de la Chambre
derrière les dépenses de personnel, ceci sans compter les dépenses relatives à
la formation des notaires.
Marc
Pichard : Les enquêtes que nous avons réalisées
confortent, à l’échelle des offices, ce fort investissement dans le numérique.
Elles montrent qu’au sein du département des Hauts-de-Seine, les offices sont
majoritairement engagés dans le zéro papier, grâce notamment aux actes
authentiques électroniques et aux échanges dématérialisés avec les partenaires
publics ou privés de la profession, ainsi que dans le recours à la
visioconférence, y compris pour recevoir les actes authentiques. Pour autant,
cette évolution générale doit être nuancée, car la révolution numérique ne
gagne pas tous les offices à la même vitesse. L’intensité de l’engagement dans
le numérique est largement dépendant de la situation financière de l’office et
du budget qui peut être consacré à sa transformation digitale. Ainsi avons-nous
montré que le notariat à deux vitesses, dont on entend souvent parler, n’est
pas seulement économique, il est également numérique.
« La révolution numérique, loin d’avoir ébranlé le
service public notarial, l’a donc consolidé dans ses missions juridiques à
l’égard des citoyens mais également dans sa fonction politique. »
Avez-vous,
à travers vos recherches, identifié une culture numérique propre au
notariat ?
Manuella
Bourassin : Tout à fait. Contrairement aux idées reçues,
le notariat est une profession à la pointe de la technologie, qui a su prendre
très tôt la vague numérique. Il ressort de nos enquêtes qu’une très large
majorité des acteurs des offices, sans distinction significative selon les
fonctions exercées, adhèrent à cette digitalisation de la profession. Il existe
donc une véritable culture numérique dans le notariat. Cependant, l’adhésion
générale au numérique a pu être nuancée, car la plupart des acteurs des offices
soulignent également que le numérique peut occasionner des erreurs dans les
actes, outre une dépendance des officiers publics vis-à-vis de divers
prestataires de services numériques, autant de périls qu’ils considèrent
impérieux de conjurer. En conséquence, des résistances au « tout
numérique » s’observent et s’expliquent par la préoccupation de l’ensemble
des acteurs des offices de préserver les valeurs traditionnelles du notariat et
sa raison d’être, à savoir la sécurité juridique et l’authenticité, qui sont
l’une et l’autre au cœur du service public délégué par l’État aux notaires.
Au-delà
de l’approche empirique, vous avez adopté une approche institutionnelle et
analysé l’impact de la révolution numérique sur le service public notarial.
Pouvez-vous nous exposer vos principales conclusions sur ce point ?
Corine
Dauchez : Les politiques numériques mises en place par
les instances de la profession pour intégrer les évolutions technologiques ont
bouleversé le service public notarial. Elles ont permis de transposer l’authenticité
dans le monde numérique et au-delà d’associer le service public notarial à la
construction de la publicité foncière en ligne et de l’enrichir d’une nouvelle
mission de service public relative à la diffusion des données immobilières. La
révolution numérique, loin d’avoir ébranlé le service public notarial, l’a donc
consolidé dans ses missions juridiques à l’égard des citoyens, mais également
dans sa fonction politique. En effet, les pouvoirs publics trouvent dans le
notariat un solide allié pour la mise en œuvre des politiques de transformation
numérique de l’État, tout autant que pour renforcer la souveraineté étatique
dans le monde phygital, à la fois physique et numérique, où elle peine à
s’imposer.
Propos recueillis par Constance Périn
* Voir site Internet de ce
master : https://master-notarial.parisnanterre.fr/professionnalisation/