JUSTICE

INTERVIEW. « On devrait tous avoir à l’esprit que l’amiable est le principe ; le judiciaire, l'exception »

INTERVIEW. « On devrait tous avoir à l’esprit que l’amiable est le principe ; le judiciaire, l'exception »
Publié le 13/09/2023 à 14:22

Avocate et médiatrice, Carine Denoit-Benteux fait partie des neuf professionnels de la médiation à avoir été nommés ambassadeurs de l’amiable par le garde des Sceaux en mai dernier. Elle revient pour le JSS sur le sens de sa mission, et admet que si l’amiable peut s’avérer chronophage pour les magistrats, il permet, in fine, d’éviter les contentieux à répétition, grâce à « des accords pérennes, choisis ».

JSS : Pourquoi peine-t-on en France à avoir une véritable culture de l’amiable ?

Carine Denoit-Benteux : La culture amiable n’est pas (encore) celle de la culture française, latine : on est encore loin du fonctionnement anglo-saxon. Les avocats doivent souvent convaincre leurs clients d’avoir recours à l’amiable. Car ce qui freine les citoyens, c’est la méconnaissance. Pour eux, « avocat » égale « contentieux ». Dans l’esprit des justiciables, la notion de médiation est malheureusement galvaudée.

Je crois qu’il y a un défaut de communication sur la technicité du processus. Les justiciables ont l’impression que les modalités de résolution sont moins rigoureuses que celles d'un traitement judiciaire, et ils imaginent que le médiateur est là pour décider à leur place. Ils pensent que le processus amiable est synonyme de concessions et ont le sentiment qu’ils n’auront pas gain de cause, qu’ils n’obtiendront pas justice de cette façon-là. Ils ne se disent pas : « on va échanger sur nos positions », ils se disent : « pour y aller, je dois être prêt à céder ». Or, en amiable, on n'est pas là pour céder. C’est un point très important.

Et puis, les citoyens n’ont pas en tête qu’ils peuvent avoir plus dans un processus négocié que dans un contentieux judiciaire alors que c’est pourtant souvent le cas. L’intérêt des processus amiables est de pouvoir traiter l’ensemble des points de préoccupation des justiciables en un même espace-temps ; ce qui n’est pas le cas du contentieux judiciaire. Quand on leur explique qu’ils vont avoir un vrai gain de temps, avec la possibilité de mettre tous les sujets sur la table et de trouver une solution globale, c’est généralement le point de bascule.

Pour les avocats et les magistrats, l’amiable demande du temps et de l’énergie. Mais je suis convaincue que l’amiable c’est comme le sport, c’est dur au début et après on se sent mieux !

JSS : Quel outil pourrait permettre d’infuser cette culture, ce réflexe ?

C.D.-B. : Je milite pour une formation le plus tôt possible : au collège/lycée, et a minima à l’université, où tous les étudiants devraient avoir à l'esprit que l’amiable est le principe ; le judiciaire, l'exception. D’ailleurs, c’est un souhait qu’avait formulé Chantal Arens quand elle était présidente de la cour d’appel de Paris, lors d’un colloque. Le fait que l’amiable fasse actuellement l’objet d’un seul module est absolument insuffisant. On ne peut pas réserver une place secondaire à une modalité de traitement prioritaire.

S’il est important de sensibiliser, de former bien en amont, c’est parce que les professionnels de la justice sont dans un rouleau compresseur. Ils n’ont pas le temps ! Alors certes, la réalité aujourd’hui est que l’on travaille beaucoup sur ce sujet en formation continue, et d’énormes progrès sont faits en la matière, mais il est forcément plus long et compliqué de s’y acclimater quand on est déjà « formaté » au réflexe du judiciaire.

De façon générale, je pense que tout citoyen devrait avoir ce bagage. Cela sert évidemment au traitement judiciaire, mais également pour être acteur de la société civile.

JSS : En mai dernier, le ministre de la Justice a présenté, dans le cadre de la politique de l’amiable comme mode de règlement des litiges et dans la continuité des États généraux de la Justice, les neuf ambassadeurs de l’amiable – trois avocats, trois magistrats, trois professeurs de droit - dont vous faites partie. Quel est l’objectif ? Quelles seront vos missions ?

C.D-B. : Il faut rappeler d’abord que 60% des décisions rendues par les tribunaux sont des décisions civiles. Les justiciables souhaitent une justice plus proche, plus simple, plus rapide et les professionnels du droit ont également besoin de ce changement. Des travaux menés par le CNB en 2020, il ressortait en effet que les auxiliaires de justice déploraient unanimement le fonctionnement des procédures en matière civile qui ne permettait pas de traitement différencié des affaires.

Il existe des instruments nouveaux dont il faut s’emparer, et d’autres, tels que la procédure participative, la conciliation et la médiation, restent à déployer voire à généraliser.

C’est à ce titre que le garde des Sceaux, qui estime que la politique nationale de l’amiable doit permettre d’offrir aux justiciables une justice civile mieux adaptée à la diversité des litiges et qu’une justice participative est souvent une justice mieux comprise et mieux acceptée, nous a mandatés.

La mission qui nous est donnée est celle d’un accompagnement sur le terrain, à chaque fois par un trio d’ambassadeurs comprenant un représentant de chaque profession (avocats, magistrats, universitaires), au plus près des acteurs concernés dans les juridictions et les écoles de formation, afin qu’ils s’approprient ces instruments et en déploient sereinement l’usage. Concrètement, notre mission porte sur cinq axes essentiels.

D’abord, inciter, à l’occasion de déplacements réguliers sur le terrain et à l’aide de conseils concrets tirés de l’expérience et d’exemples de résolution de cas, les différents acteurs judiciaires à s’engager dans une démarche d'utilisation active des outils de l’amiable. Ensuite,  participer à la création et à la structuration dans les juridictions et les écoles de formation d’un réseau national de référents « justice amiable », mais aussi mieux faire connaître les dispositifs existants (conciliation, médiation, droit collaboratif, procédure participative) et nouvellement créés (audience de règlement amiable, césure), leur complémentarité et les possibilités qu’offre leur articulation au service d’une justice plurielle et d’un office renouvelé du juge.

Derniers axes phares : concevoir, élaborer et transmettre des outils facilitant pour tous les acteurs (magistrats, greffiers, équipe autour du juge, avocats, médiateurs, conciliateurs...) l’utilisation des dispositifs amiables (guide ou kit de la justice amiable, modèles d'actes, capsules vidéo sur chacun des modes amiables, outils de suivi et d’évaluation...), la communication sur ces dispositifs et le déploiement de partenariats locaux ; et enfin, recenser les pratiques locales pour identifier les facteurs favorables, contribuer à la valorisation des bonnes pratiques et analyser les freins éventuels d’ordre organisationnel, humain, juridique, économique ou technique à la diffusion de la culture de l’amiable.

« En amiable, on n’est pas là pour céder. »

JSS : Vous avez justement eu une première journée symbolique à ce titre le 26 juin. En quoi consistait-elle ?

C.D.-B.Ce premier déplacement des ambassadeurs a eu lieu à la cour d’appel de Colmar. Béatrice Rivail, présidente du tribunal judicaire de Rennes, Nathalie Fricero, professeur de droit à l’Université de Nice Côte d’Azur et moi-même avons été reçues par Valérie Delnaud, première présidente de la cour d’appel de Colmar et par ailleurs elle-même nommée en qualité d’ambassadrice de l’amiable.

La matinée a été dédiée au recueil des pratiques des professionnels. A ce titre, nous avons échangé avec les conciliateurs, les médiateurs et les avocats sur leurs expériences et les difficultés qui sont les leurs. Sans surprise, force est de constater que leur mobilisation se heurte notamment au défaut d’information des justiciables quant aux différentes options amiables qui s’offrent à eux. C’est aussi, bien sûr, une question de moyens pour s’approprier le changement lié au renforcement de l’amiable.

La suite des échanges a été consacrée aux présidents des tribunaux judicaires du ressort sous l’impulsion du chef de Cour pour réfléchir aux actions à mener en faveur d’une politique de juridiction tournée vers l’amiable (besoins en termes de documentions, suivi, évaluation...) et s’est achevée par une plénière avec l’ensemble des acteurs locaux et une présentation de solutions clés de développement des instruments existants et à venir.

JSS : Au début de l’année, le ministre de la Justice a annoncé la création de la césure du procès et de l’audience de règlement amiable. Pouvez-vous nous en dire plus ?

C.D.-B. : Le texte tant attendu depuis les annonces du Garde des sceaux est le décret du 29 juillet 2023 qui entrera en vigueur le 1er novembre 2023. L’ARA est inspiré des pratiques canadiennes. Le magistrat saisi d’un contentieux peut d’office, ou à la demande des parties, les convoquer en audience de règlement amiable qui sera tenue par un autre magistrat spécialement formé à cette nouvelle mission de conciliation. 

Quant à la césure, elle permet aux parties de demander au juge de trancher un point essentiel pour leur permettre ensuite de tenter de résoudre de manière amiable d’autres points subséquents. Cela permet finalement de débloquer un sujet qui empêche la construction d’un accord sur d’autres points.

JSS : L’Union syndicale des magistrats, qui a été consultée à ce sujet, estime que ces dispositifs ne sont pas susceptibles d’améliorer les délais de traitement des procédures civiles, et qu’ils « manquent de cohérence ». Que répondez-vous à cela ? Pourquoi un tel rejet de la part de la profession ?

C.D.-B. : Ce que je peux dire, c’est que les magistrats ont un métier très difficile : leur volume de travail est immense, on leur demande de changer de matière d’intervention régulièrement et ils n’ont pas l’aide des équipes dont nous disposons nous, les avocats. Moi, par exemple, cela fait des années que je n’ai pas travaillé seule sur un dossier de la première à la dernière ligne. Il faut bien se rendre compte que les magistrats sont seuls face à un volume de dossiers inhumain et face à des matières qu’ils doivent constamment se réapproprier.

Quel que soit le changement, dès lors qu’il ne s’agit pas d’une solution permettant d’accorder des moyens supplémentaires, ce n’est pas la réponse qu’ils attendent, et je les comprends. De plus, le déploiement de l’amiable, pour les magistrats, est chronophage : cela demande de l’énergie et du temps complémentaire qu’ils n’ont pas. Quand on entend dire qu’on veut déployer l’amiable pour désengorger les juridictions, c’est complètement faux. L’amiable ne doit pas être vu comme ça, car les magistrats doivent se mobiliser pour prendre le temps avec les justiciables.

Donc certes, pour eux, il ne s’agit pas d’un gain de temps, en tout cas dans l’immédiat. Mais une fois la période transitoire passée, je suis certaine que les délais de traitement vont se réduire et que ces outils seront pleinement intégrés, pour pouvoir porter leurs fruits. Avec le principe de l’amiable, les citoyens construisent leurs accords de façon pérenne, puisqu’ils les ont choisis. In fine, cela permet aussi d’éviter des contentieux à répétition et, dans le prolongement, d’alléger un peu le fonctionnement judiciaire.

JSS : Le décret du 11 mai 2023 a réintroduit l'article 750-1 du Code de procédure civile qui prévoit, à peine d’irrecevabilité de la demande en justice, une tentative obligatoire de résolution amiable du conflit pour les demandes ne dépassant pas 5000 €. N’est-ce pas antinomique « d’obliger » l’amiable ?

C.D.-B. : Les puristes de l’amiable et de la médiation vous diront toujours que l’amiable est un processus volontaire et qu’il est important de le rappeler pour que les gens se disent : je choisis librement de traiter mon contentieux avec ce processus amiable et j’en sors librement si je le souhaite. Cette dimension de liberté est selon eux un facteur de succès.

Mais je crois que j’ai une position marginale sur le sujet. Concernant la liberté d’entrer dans l’amiable, j’ai évolué sur ce point et je suis convaincue du fait que tant que le problème du défaut d’information du justiciable n’est pas réglé, il faut le contraindre à avoir accès à cette information. Il doit pouvoir être à même de comprendre comment l’amiable fonctionne et d’évaluer s’il s’agit d’une opportunité pour lui. Même chose avec l’injonction de rencontrer un médiateur. Cela dit, cette injonction n’est aujourd’hui attachée à aucune sanction. On n’est donc pas véritablement dans la contrainte, selon moi…

Sur les petits contentieux, la tentative de médiation familiale préalable obligatoire (TMFPO) est expérimentée depuis 2016. Dans ces juridictions pilotes, on impose, en matière de contentieux familial, la tentative de médiation. On force les familles à essayer de trouver une solution, et si elles ne la trouvent pas, elles peuvent saisir le juge. Cette expérimentation, qui avait été prévue initialement pour durer trois ans, n’en finit pas d’être renouvelée. Il faut dire que la mise en place ne s’est pas faite en même temps dans toutes les juridictions : le déploiement a donc pris du temps, les juridictions n’avaient pas toutes les mêmes protocoles, il manquait encore les retours de certaines juridictions… il a été décidé de l’expérimenter plus longtemps, et cela fonctionne plutôt bien.

Une dimension obligatoire existe donc déjà, et sur un contentieux de masse, puisqu’il touche la famille. Idem pour le sujet que vous évoquez : il s’agit aussi d’un contentieux de masse. Ici, on considère que dans ces situations pour lesquelles il existe un volume de dossiers important, les gens vont continuer à avoir des relations au-delà des contentieux. Et c’est finalement le critère de base de recours à la médiation : se demander si les justiciables concernés vont être amenés à continuer à se voir à l’avenir, car dans ce cas, il vaut mieux qu’ils se parlent et trouvent une solution afin d’éviter les contentieux à répétition. Je ne donc peux que considérer que cette tentative obligatoire de résolution amiable des conflits est une très bonne chose.

Propos recueillis par Bérengère Margaritelli


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