Lors
d’une conférence, le groupe Wolters Kluwer a souligné que les algorithmes
étaient désormais incontournables au sein des directions juridiques, et a
présenté des cas pratiques d’utilisation de la technologie Della avec son outil Legisway, combinaison destinée à analyser des documents juridiques de
façon pointue et massive. Édifiant.
« L’intelligence
artificielle, c’est un game changer pour la gestion des contrats »,
assure Nicolas Sarraquigne, directeur commercial chez Wolters Kluwer Legal Software,
lors d’une conférence sur le sujet organisée par le groupe de solutions
logicielles, le 4 juillet.
Après
une série d’évolutions numériques – stockage des contrats sur une base de
données, mise en place de moteurs de recherche, développement d’outils de
mesure pour extraire de la donnée, arrivée des smart contracts –, « les
algorithmes ont débarqué à une vitesse extrêmement rapide », souligne
François Guillebaud, ancien avocat au barreau de Paris, spécialiste en IT et
nouvelles technologies, sales & marketing manager.
À
tel point que s’il « y a deux-trois ans, on disait que les smart
contracts étaient l’avenir du droit, se remémore-t-il, aujourd’hui,
l’avenir du droit, c’est l’IA, et avec un besoin que l’on retrouve chez les professionnels
du droit : avoir le temps de s’approprier ces technologies ; comprendre ce
qu’il y a dans ce marché et identifier ses besoins ».
François
Guillebaud précise cependant que toutes les directions juridiques des
entreprises « ne sont pas au même niveau » en matière de
besoins. Certaines ont ainsi déjà un outil pour centraliser leurs contrats mais
souhaitent un outil pour générer des rapports, recevoir des alertes. En
parallèle, d’autres acteurs veulent tout simplement avoir tous leurs contrats
sur la même base de données. « Donc tout le monde n’a pas avancé à la
même vitesse », estime le spécialiste.
Il
ajoute que l’étude Future Ready Lawyers (Wolters Kluwer), qui s’interroge sur
la façon dont l’IA est appréhendée par les directions juridiques, révèle par
exemple que 70 % d’entre elles estiment que tout ce qui touche au machine
learning est un sujet impactant et dont il faut obligatoirement se saisir
pour être performant.
« Mais
on note un décalage, indique-t-il, car seuls 28 % des acteurs interrogés
comprennent bien ces sujets-là, c’est-à-dire qu’ils sont capables d’expliquer
leurs besoins, de connaître les différents types d’IA qui existent. Donc on se
trouve aujourd’hui dans une situation où quasiment toutes les directions
juridiques sont convaincues qu’il faut une IA mais avec un delta où très peu
savent exactement quel type de programme il leur faut. Il est donc
important qu’elles soient accompagnées sur cet aspect. »
Della
AI, un moteur « comme un mini ChatGPT » pour analyser les
documents juridiques
« En
2015, se remémore pour sa part Nicolas Sarraquigne, j’avais
assisté à une présentation lors de laquelle un collègue montrait comment on
pouvait automatiser la lecture des factures : je m’étais dit “tiens, si on
pouvait faire ça pour les contrats un jour !” Notre R&D avait répondu : “oublie,
ce n’est pas pareil, il y a une subtilité dans les contrats qu’il n’y a pas
dans les factures”. J’étais parti déçu (...) et finalement, en 2022, nous
avons acquis la technologie Della », témoigne-t-il.
En
effet, début 2023, le groupe a racheté ce fournisseur d’IA de pointe à
destination des services juridiques, dont le système a été intégré à sa
solution Legisway. « C’est un peu un mini ChatGPT », explique
Nicolas Sarraquigne, puisque cette technologie repose elle aussi sur le
traitement automatique du langage naturel. « À la différence qu’il
s’agit d’un jeu de questions/réponses très ciblé, entraîné sur jeux de données
très particuliers orientés métiers, puis sur de grandes masses d’informations
documentaires avec des due diligences, des cabinets d’avocats ; donc sur
des données qualitatives, quand les modèles de langage tels que ChatGPT sont
conçus sur la base d’informations pas forcément qualifiées, dont la qualité n’a
pas été vérifiée auparavant », avance pour sa part Grégoire Miot,
expert Wolters Kluwer Legal Software et président de l'ELTA (European Legal
Technology Association).
Le
moteur, qui examine et analyse les documents juridiques, utilise des réseaux de
neurones afin d’identifier les parties pertinentes des contrats en réponse aux
requêtes qui lui sont soumises, et « apprend » par le biais des
corrections qui lui sont remontées par les utilisateurs ainsi que par le nombre
de contrats qu’elle doit analyser au fil du temps. « Cela fait
maintenant 4-5 ans qu’il analyse des contrats, il commence donc à être très
performant », commente Nicolas Sarraquigne.
Zoom
sur l’extraction des points d’analyse
Comment
cela fonctionne-t-il en pratique ? Nicolas Sarraquigne nous montre, lors de
cette conférence, de quelle façon utiliser ce moteur d’IA dans l’outil Legisway
de Wolters Kluwer.
Concernant
l’analyse du contrat, deux façons de faire. Soit l’on saisit manuellement de
façon facilitée un certain nombre d’informations dans les champs, même si un
certain nombre d’éléments sont automatiquement calculés (dates de fin, de
renouvellement…). Soit on donne une grille d’analyse à son ou ses contrat(s)
pour déterminer une « checklist », c’est-à-dire l’ensemble des points
d’analyse qu’on va demander à la technologie de suivre et d’extraire, à partir
de questions/réponses – tout en sachant que « la façon de poser des
questions a une incidence », spécifie le directeur commercial.
En
fonction des réponses données – qui peuvent être corrigées par l’utilisateur et
faire progresser l’IA ensuite –, on extrait ainsi des points d’analyse, soit
par exemple pour une question de suivi des engagements que l’on a (ai-je une
clause de responsabilité ? ai-je un plafond ?), ou tout simplement pour
extraire des données simples : date de signature, date d’entrée en vigueur,
date de contrat, qui vont ensuite alimenter le logiciel.
Dans
l’exemple qui nous est projeté, il est intéressant de noter que le moteur a
distingué, dans le contrat, la date de signature de la date d’entrée en
vigueur. « Il y a bien deux dates dans le document mais, par la
sémantique et par les mots qu’il y a autour de chacune des dates, il comprend
que dans un cas on parle de signature, dans l’autre d’entrée en vigueur,
explique Nicolas Sarraquigne. Généralement, la signature fait entrer en
vigueur. Mais dans ce cas précis, l’entrée en vigueur est un mois plus tôt : il
a donc su interpréter le mot “rétroactivement”, qu’il a associé tout
seul à l’entrée en vigueur. »
Autre
élément qui retient notre attention : sur la reconduction, automatiquement, le
moteur calcule qu’il doit nous envoyer une alerte dans quatre ans moins trois
mois, c’est-à-dire la durée initiale de trois ans + celle d’un an indiquée dans
le contrat, moins le préavis de trois mois qui a également été extrait.
On
remarque que le moteur identifie aussi des données plus subtiles, par exemple
un passage sur la responsabilité, un autre sur la confidentialité, ou encore
sur la juridiction compétente. Ce qui peut être utile à plus d’un titre : « dans
votre “contrathèque”, vous pouvez ainsi avoir tous les contrats
regroupés par juridiction compétente, par exemple », illustre Nicolas Sarraquigne. On observe également que le moteur a extrait la loi applicable,
mais aussi les entités, leurs numéros de SIRET, etc., « ce qui alimente
les annuaires – c’est toujours du temps de gagné ».
Un
prémâchage qui n’exclut pas le contrôle humain
Toutes
ces informations-là constituent donc la checklist. « C’est ce qui sert
ensuite à analyser, à extraire, pour avoir une fiche contrat de métadonnées
afin de rechercher, d’analyser, de faire des reports. »
Par
exemple, si le travail de checklist a été bien effectué, on peut avoir de
l’extraction d'exclusivités, de règlement des différends, de résiliation, de
résolution… sur lesquelles on va pouvoir, en tant qu’utilisateur, apporter,
derrière, son analyse – finalité de l’outil. Par conséquent, si un de ces
éléments semble requérir une vigilance particulière, il est possible de le « tagger »
comme étant « à risque ».
« Cela
signifie que quand on fera des audits de ses contrats, on pourra demander à
avoir tous les contrats avec une clause à risque, ou une clause de
confidentialité à risque », détaille Nicolas Sarraquigne. Ces audits
permettent de connaître, sur tel périmètre contractuel, l’impact d’une question
en particulier. « Lors de la crise sanitaire, tout le monde a cherché
des clauses de force majeure dans ses contrats. Un tel outil aurait pu
permettre de retrouver ces informations », avance Grégoire Miot.
Par
ailleurs, si l’utilisateur estime nécessaire d’ajouter des informations que
l’IA n’aurait pas mises en exergue, par exemple sur des clauses spécifiques, il
peut le faire. « On prémâche juste son travail », rassure
Nicolas Sarraquigne. Un « prémâchage » qui prend moins de trois
minutes avec l’IA, contre une vingtaine de minutes en moyenne pour référencer
un contrat manuellement. « À l’échelle d’un grand nombre de contrats,
cela peut faire la différence », assure le directeur commercial.
Notons
que le document reste toujours à l’écran pendant que l’IA fait son travail et à
l’issue de l’analyse, car le moteur n’est pas infaillible et peut bien sûr se
tromper. « C’est à l’utilisateur de lui confirmer qu’il a bien trouvé
l’information : ce feedback utilisateur continue à alimenter le moteur
d’apprentissage », rappelle Nicolas Sarraquigne.
La
notion de contrôle est donc indispensable, avec des nuances, notamment en
fonction du nombre de documents qui sont analysés. « La machine peut
faire des erreurs, mais l’humain aussi. Or, si on a des milliers de contrats,
on ne peut pas vérifier chacun d’entre eux. Donc le mieux à faire est
d’effectuer des tests sur des échantillons, et cela permet de se dire qu’à
l’échelle de l’ensemble des contrats, à 99 %, on a la certitude que le
moteur va extraire la bonne information. »
De
nombreux cas d’usage pour du « do it yourself »
Un
autre cas d’usage est prévu à destination des opérationnels, nombreux dans les
entreprises. Nicolas Sarraquigne explique : « Avant, on leur faisait
saisir des contrats quand ils étaient signés, avec toute la difficulté pour eux
de savoir quelles informations indiquer. Là, l’idée est de faire travailler la
machine : on va lui demander d’analyser le contrat et cela permettra de
faciliter le travail de l’opérationnel, en faisant en sorte que figurent, dans
la base de contrats, l’intégralité des contrats, y compris ceux qui ont échappé
à la procédure de référencement, de signature électronique. »
Troisième
cas d’usage, tout récent : celui de l’analyse « en volume », comme
évoqué précédemment, par exemple dans le cas où une entreprise rachèterait une
société, et ferait face à un service qui n’a pas encore digitalisé ses
contrats, alors qu’elle doit pourtant les intégrer rapidement en vue d’une
analyse complète. Cette fonctionnalité va ici permettre de créer un « projet »,
c’est-à-dire un corpus de contrats qui ont un lien entre eux et dont on va
extraire les informations, avec deux objectifs : les analyser, faire un report
de ce qu’il y a dedans, et un référencement pour que ces informations
rejoignent les autres dans la base de contrats. « Et même s’il y a de
vieux contrats illisibles, où l’humain ne peut pas faire de “ctrl + F” pour
rechercher les informations, il va quand même les OCRiser (opérer une reconnaissance
optique de caractères, ndlr) pour laisser la possibilité à l’IA de les
analyser. »
Pour
Nicolas Sarraquigne, donc, le potentiel de cet outil laisse entrevoir « beaucoup
de cas d’usage ». Au titre de ses avantages, il est également fait,
garantit-il, pour être utilisé « très simplement par tout le monde »
: « Il y a beaucoup de “do it yourself”, l’utilisateur est
autonome : nous, les professionnels, nous sommes là pour l’accompagner, le
guider, surtout quand il y a des contrats particuliers, on peut l’aider à poser
des questions de façon optimale pour permettre à la checklist d’être améliorée. »
Et
bien que l’intérêt purement économique semble moindre sur une base de quelques
contrats, plus ces derniers sont nombreux, plus l’opération paraît
intéressante. « Il y a dix ans, on proposait des services de saisie de
reprise de données autour de 10 euros le contrat, pour 30-40 contrats par jour
et par personne, se souvient Nicolas Sarraquigne. Aujourd’hui, même si
cela reste un budget, le prix est bien moins important, et en termes de temps
d’opération, cette dernière va prendre moins d’un mois, quand cela nécessite au
moins six mois lorsque le travail est fait par un humain. On oscille donc entre
sécurité juridique et productivité, c’est un point important. »
Accélérer
la performance de l’IA, un « enjeu continu »
Quant
à une potentielle ouverture réglementaire à l’extérieur du logiciel, question
qui lui est posée, Nicolas Sarraquigne répond par la négative : « La
complexité et la variété des clients avec lesquels notre groupe travaille
serait trop complexe à gérer. C’est pour cette raison que la partie “interprétation
réglementaire” restera dans les mains des juristes qui utilisent cet outil. »
En revanche, le directeur commercial indique que ce dernier a déjà opéré une « petite
incursion » en matière de déviations contractuelles. « On rappelle
le standard à l’utilisateur, et l'utilisateur précise s’il y a une déviation,
par exemple : sur telle clause, voici quel est mon référentiel standard, car
c’est ma politique interne. »
Prochaine
étape pour le groupe vis-à-vis de l’outil, indique-t-il : aller plus loin dans
l’analyse par l’IA de ces déviations. « L’idée est de pouvoir faire
quelque chose d’automatique, pas trop sujet à interprétation, même si l’IA n’a
jamais la réponse absolue. » De son côté, Grégoire Miot, qui reconnaît
qu’accélérer la performance de l’IA est un « enjeu continu »,
voit également d’autres défis : améliorer ce moteur d’IA sur l’écriture
manuscrite, l’intégrer de plus en plus dans les suites Office, et aller plus
loin sur les suggestions contextuelles afin que ces dernières soient plus
précises. Bref, tout un programme… dans tous les sens du terme.
Bérengère Margaritelli