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La Cour de cassation met en lumière les premières magistrates à avoir occupé des postes de direction

La Cour de cassation met en lumière les premières magistrates à avoir occupé des postes de direction
Publié le 01/11/2022 à 10:00


Depuis l’ouverture de la magistrature aux femmes, peu d’entre elles ont été nommées aux plus hautes fonctions – un constat toujours d’actualité. Pourtant, dès les années 50, les clichés et les réticences à l’œuvre n’ont pas su empêcher l’ascension de certaines d’entre elles. Mi-septembre, à la Cour de cassation, la magistrate Gwenola Joly-Coz s’est employée à faire émerger les parcours de celles qui ont brigué des postes de direction pour la première fois, clôturant ainsi le dernier volet du cycle autour des figures féminines de justice. 


C’est la fin d’un programme, mais pas du mouvement de mise en lumière des pionnières. Lundi 12 septembre, le Premier président de la Cour de cassation ouvre en Grand’chambre l’ultime exposé d’un cycle à l’initiative de la magistrate Gwenola Joly-Coz, dédié aux figures féminines emblématiques de la justice et lancé au printemps 2022. À l’ordre du jour de cette conférence de clôture : l’accès des femmes aux postes à responsabilité. Car en dépit de la nette féminisation des professions juridiques et judiciaires, les femmes occupant de hautes fonctions restent bien souvent sous-représentées, souligne Christophe Soulard dans son discours : « Bien que les deux tiers de nos juges et de nos procureurs soient des femmes, les hommes deviennent chefs de juridiction plus tôt et plus souvent. » Illustration par les chiffres, le pourcentage de femmes au sein des hautes instances chute en effet à 37 % pour le siège et 39 % pour le parquet. Un retard bien français, puisque nos voisins européens semblent davantage exemplaires en la matière. Sur le nombre de présidentEs de juridictions, par exemple, la France se positionne au 19e rang parmi les États membres du Conseil de l’Europe. 


« Ces constats doivent nous inviter à moderniser l’institution judiciaire, pour réagir aux obstacles qui séparent les femmes du sommet des hiérarchies professionnelles et organisationnelles. Malgré des progrès constatés depuis 2011, nous devons persévérer, invite le Premier président de la Cour de cassation. Il serait facile que les femmes de la magistrature soient les seules à être actrices de ce mouvement en faveur d’une meilleure reconnaissance de leurs compétences et de leur légitimité ; cela reviendrait à leur faire supporter la charge exclusive du changement. Mais nous sommes tous concernés par la mutation interne de l’institution », martèle-t-il. 


Pour Gwenola Joly-Coz, ces constats sont également l’occasion de ré-évoquer la question de la parité, « très différente de la mixité ». Alors que la mixité concerne l’accès des hommes et des femmes à toutes les professions, la parité concerne l’accès des hommes et des femmes à toutes les responsabilités au sein des professions, rappelle la Première présidente de la cour d’appel de Poitiers. 


 

Des réticences à confier des postes de direction aux femmes 


L’occasion aussi de revenir un peu en arrière, et de s’intéresser à la façon dont les premiers postes de direction ont été confiés à des magistrates. Un processus qui s’est opéré « très, très lentement » et « non sans réticences », argue Gwenola Joly-Coz. 


Professeure d’histoire du droit et des institutions à l’université Jean Moulin Lyon III, Catherine Fillon raconte que lorsque la loi du 11 avril 1946 permet enfin aux femmes d’accéder à la magistrature, celles-ci se montrent « quasi-instantanément très intéressées » : il s’agit d’une profession emblématique, l’organisation du travail y paraît plus compatible avec la maternité, et il n’était pas nécessaire de disposer d’un fort capital économique pour y accéder. Toutefois, la professeure note un « décalage » entre le nombre de candidatures féminines dans la décennie qui suit cette loi et le nombre de candidates admises, preuve de la « résistance déployée par le corps judiciaire devant la perspective d’une arrivée massive des femmes ». Ainsi, une seule candidate est admise à l’examen professionnel en 1946, 24 en 1947, 74 en 1948… « La lecture des rapports des présidents d’examens professionnels confirme que ces candidatures et ces éventuels succès féminins ont été aussitôt perçus comme un problème – c’est un mot qui revient souvent », observe Catherine Fillon.


Les archives judiciaires des années 50-60 mettent en exergue les craintes de l’époque : la féminisation est trop rapide, la profession, déjà peu convoitée par les hommes, va se dévaloriser encore plus, et les femmes risquent d’introduire des éléments subjectifs voire affectifs dans les délibérés. « C’est enfin la question de la gestion de leur carrière, ou, en d’autres termes, de leur avancement, de leur montée en responsabilité ; une question immédiatement perçue comme préoccupante. On évoque l’inquiétude à l’égard du jeu de l’ancienneté, des propositions pour le tableau, l’heure prochaine où les magistratEs accéderont à des postes de direction », rapporte la professeure d’histoire du droit. Néanmoins, au cours des années 1970, « le barrage va commencer à céder ». Avec une « recette simple, efficace, inscrite dans la longue tradition de l’administration française : avançons dans la carrière, montons dans la hiérarchie, ceux qui auront accepté de parcourir l’Hexagone, de se déraciner, de se réimplanter, de déménager à intervalles réguliers, seront récompensés », note Catherine Fillon. En effet, depuis le 19e siècle, c’est ainsi que l’on monte dans certains corps de l’État français : il est possible de partir de très bas et de finir très haut.


Mais alors que cette règle n’était pas celle de la magistrature judiciaire auparavant, elle s’est instaurée en même temps que la féminisation : un timing qui ne doit rien au hasard. Car si de prime abord, cette règle semble moteur d’égalité et a permis à certaines femmes, au prix de nombreux sacrifices, à dépasser le plafond de verre, à y regarder de plus près, les premières victimes de ce système ont bien été les femmes, lesquelles en paient encore le prix aujourd’hui. En effet, actuellement, le passage du second au premier grade ne peut avoir lieu qu’après sept ans d’ancienneté à la sortie d’école, et pour ceux qui ont effectué au moins une mobilité géographique. Par ailleurs, le passage à la hors hiérarchie, qui correspond aux postes les plus prestigieux, ne peut avoir lieu que lorsque les magistrats ont exercé deux fonctions au premier grade dans deux juridictions différentes et réalisé une mobilité statutaire de deux ans. « Sachant que les femmes feront toujours beaucoup plus d’efforts pour chercher à concilier le plus harmonieusement vie personnelle et vie professionnelle, cette double mobilité est un excellent moyen d’interdire aux femmes l’accès aux fonctions professionnelles de premier ordre », se désole Catherine Fillon.  


Pour Gwenola Joly-Coz, la mobilité géographique et le cursus honorum sont « des freins systémiques au développement de la parité dans la magistrature », mais aussi « l’expression de critères qui apparaissent neutres mais ne le sont pas ». 

 


Michèle Giannotti, Suzanne Challe, Simone Rozès : trois pionnières 


Malgré les obstacles, depuis plus de 75 ans, des femmes parviennent à réaliser leur ascension au sein du corps. C’est avec la volonté de faire émerger « les visages, les personnalités, les pensées de celles qui ont conquis des postes pour la première fois » que Gwenola Joly-Coz brosse depuis 2018 une série de portraits, publiés dans le Journal Spécial des Sociétés, et retracés grâce à l’aide des familles. « On m’a envoyé des photos, expliqué les époques, découpé des journaux, adressé des souvenirs : tout une magistrature a émergé devant moi autour de ces figures féminines. » Lors de cette dernière conférence à la Cour de cassation, la présidente de la cour d’appel de Poitiers revient notamment sur le parcours de trois de ces femmes qui ont obtenu pour la première fois des postes symboliques de direction des cours et tribunaux.


La magistrate évoque ainsi la carrière de Michèle Giannotti. En 1958, à 28 ans, la jeune femme est affectée juge suppléante au TGI de Paris, puis, l’année suivante, mutée au parquet de Fontainebleau en qualité de substitut du procureur. « Elle a été repérée quand elle a accepté de retourner au tribunal une semaine après son accouchement », relate Gwenola Joly-Coz. Quelques années plus tard, le garde des Sceaux René Pleven pense qu’il est temps de nommer une première femme présidente de tribunal : Michèle Giannotti prend alors la tête du tribunal de grande instance de Fontainebleau en 1970. Elle dirige le TGI de Fontainebleau pendant six ans, dans une perspective de « justice ferme mais humaine ». Ses collègues la décrivent comme « souriante et autoritaire, bien coiffée et décidée »« toujours impeccablement apprêtée », ce qui laisse deviner que la question de l’apparence des femmes est encore très importante à l’époque. Elle prend par la suite les rênes du tribunal de Melun puis d’Évry, et finit son parcours comme Première présidente de la cour d’appel d’Angers. Convaincue de l’importance des modèles, elle encourage les femmes à penser leurs carrières, les aide à remplir les formulaires de demandes de mutation et se réjouit de leurs nominations. En 1978, elle est la première sous-directrice du personnel à la direction des services judiciaires. Elle finit son parcours comme directrice de l’éducation surveillée, entre 1986 et 1988. 


Autre pionnière révélée par Gwenola Joly-Coz : Suzanne Challe. Cette fille de magistrat décide de se présenter au concours de magistrat de l’administration centrale et en sort première lauréate en 1949, à la suite de quoi elle monte à Paris et travaille à la direction des Affaires civiles et du Sceau durant 15 ans. Suzanne Challe est ensuite nommée conseillère à la cour d’appel d’Aix-en-Provence en 1964, à l’âge de 38 ans. Lors d’une audience solennelle de rentrée, en 1969, Suzanne Challe prononce un discours intitulé « Les Françaises sous la toge ». La magistrate veut comprendre les réticences à l’œuvre dans la profession judiciaire, qu’elle qualifie de traditionnelle et de conservatrice. En 1974, elle est promue présidente de chambre, et un article paru dans Marie-France fait la part belle aux clichés : « elle paraît plus encline à la gentillesse et à l’indulgence qu’à la sévérité » ; « elle présente une certaine allergie à tout ce qui est technique »... Cela ne l’empêche pas d’être repérée par le président de la République de l’époque, Valéry Giscard d’Estaing : en 1978, elle est choisie pour devenir la première présidentE d’une cour d’appel : Nîmes, qu’elle dirigera pendant 13 ans. « Depuis son départ, le poste de Première présidente de la cour d’appel de Nîmes n’a plus jamais été donné à une femme. » 


La troisième pionnière à laquelle Gwenola Joly-Coz rend hommage est Simone Rozès. En 1949, elle est juge suppléante à la cour d’appel de Bourges, au parquet. Son premier entretien avec le procureur donne le ton : « Madame, ne vous attendez pas à être traitée comme une femme ! », lui dit-il. « Monsieur, comme un collègue, cela ira très bien », répond-elle. Dès 1950, elle revient à Paris, affectée au bureau du cabinet du garde des Sceaux, où elle va servir 20 ministres. « Illustration d’un phénomène typique qui arrive aux femmes, elle va être adjointe pendant 12 ans, figure classique de l’excellente collaboratrice », ironise la Première présidente de la cour d’appel de Poitiers. En 1962, Simone Rozès rejoint le TGI de Paris, puis, en 1969, à 49 ans, elle est la première femme à présider la 17e chambre correctionnelle du tribunal de Paris, consacrée aux affaires de presse. En 1973, elle est nommée directrice d’administration centrale au ministère de la Justice. Trois ans plus tard, sa carrière prend un nouveau tournant : elle est nommée première femme présidente du TGI de Paris, et a pour secrétaire général Guy Canivet. Entre 1981 et 1984, elle est avocate générale à la Cour de justice de l’Union européenne, au Luxembourg. Il faut attendre 1984 pour que François Mitterrand et Robert Badinter lui proposent de relever le défi de la première présidence de la Cour de cassation : « Madame, vous le devez aux femmes ». À la cour de cassation, Simone Rozès se fixe pour mission de réformer l’institution, en crise. Elle considère que la condition féminine ne doit être ni un privilège ni un handicap, et affirme ne jamais voir de différences de compétence juridique entre les deux sexes. En 1998, elle quitte la Cour de cassation pour prendre sa retraite.

 


Une magistrate devenue ministre : Isabelle Rome raconte 


« Sortir les femmes de l’invisibilité et du silence, gommer les ressorts des modèles assignés aux femmes et aux hommes, tel est l’objectif de ce cycle à la Cour de cassation, mais aussi une des missions que je me suis attachée à exercer » assure Isabelle Rome au terme de la conférence. La ministre déléguée auprès de la Première ministre, chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l’égalité des chances, est « un modèle, un exemple », assure Gwenola Joly-Coz : « Une femme magistrate qui devient ministre, c’est un signe aux jeunes magistrates qui s’engagent dans la carrière. » 


Isabelle Rome retrace son propre parcours. Elle évoque d’abord son premier poste, comme juge d’application des peines à Lyon, et témoigne : « Dans des prisons vétustes, surpeuplées, j’ai découvert le choc carcéral. J’ai pu observer la lumière crue de la réalité sociale et j’ai pu, de près, toucher du doigt les inégalités de destin. Cette prise de conscience a été le point de départ de mes combats contre l’injustice et pour la dignité. » Son président de l’époque, Hubert Dalle, lui fait confiance en la nommant, « très jeune », secrétaire générale. Alors qu’elle développe un certain nombre d’actions avec les jeunes des banlieues, il lui suggère d’opérer un détachement dans la politique de la ville. « C’est lui qui m’a donné le déclic et m’a permis de devenir responsable de la prévention de la délinquance de la délégation interministérielle à la ville », se remémore-t-elle. Elle le reconnaît : « Parfois, en tant que femmes, nous avons davantage besoin d’être encouragées. »


Isabelle Rome fonde par ailleurs une association pour les femmes autour des valeurs républicaines. En 2018, elle est nommée haute fonctionnaire à l’égalité femmes hommes au ministère de la justice. « J’ai notamment pu œuvrer sur le champ de l’égalité professionnelle en mettant en place un baromètre de l’égalité entre les femmes et les hommes sur la place des femmes dans la justice. » Avec Nicole Belloubet, elle élabore en outre un texte d’engagement pour une parole non sexiste, signé par 150 professionnels et responsables de l’institution judiciaire, et participe à l’accord sur l’égalité professionnelle signé par la garde des Sceaux en janvier 2020, ainsi qu’à l’obtention du label égalité professionnelle en mars 2022. « En mai dernier, le président de la République a de nouveau souhaité ériger l’égalité femmes-hommes comme grande cause de son quinquennat, et à ce moment, il a souhaité me confier le poste de ministre chargée de l’égalité », relate Isabelle Rome. À ce titre, entre autres « grandes causes » qu’elle défend, l’égalité femmes/hommes lui apparaît comme « un enjeu de société, un enjeu de civilisation – la promesse d’une société meilleure ». 

 

Bérengère Margaritelli 



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