Depuis
l’ouverture de la magistrature aux femmes, peu d’entre elles ont
été nommées aux plus hautes fonctions – un constat toujours
d’actualité. Pourtant, dès les années 50, les clichés et les
réticences à l’œuvre n’ont pas su empêcher l’ascension de
certaines d’entre elles. Mi-septembre, à la Cour de cassation, la
magistrate Gwenola Joly-Coz s’est employée à faire émerger les
parcours de celles qui ont brigué des postes de direction pour la
première fois, clôturant ainsi le dernier volet du cycle autour des
figures féminines de justice.
C’est
la fin d’un programme, mais pas du mouvement de mise en lumière
des pionnières. Lundi 12 septembre, le Premier président de la Cour
de cassation ouvre en Grand’chambre l’ultime exposé d’un cycle
à l’initiative de la magistrate Gwenola Joly-Coz, dédié aux
figures féminines emblématiques de la justice et lancé au
printemps 2022. À l’ordre du jour de cette conférence de clôture
: l’accès des femmes aux postes à responsabilité. Car en dépit
de la nette féminisation des professions juridiques et judiciaires,
les femmes occupant de hautes fonctions restent bien souvent
sous-représentées, souligne Christophe Soulard dans son discours :
« Bien que les deux tiers de nos juges
et de nos procureurs soient des femmes, les hommes deviennent chefs
de juridiction plus tôt et plus souvent. »
Illustration par les chiffres, le pourcentage de femmes au sein des
hautes instances chute en effet à 37 % pour le siège et 39 % pour
le parquet. Un retard bien français, puisque nos voisins européens
semblent davantage exemplaires en la matière. Sur le nombre de
présidentEs de juridictions, par exemple, la France se positionne au
19e rang parmi les États membres du Conseil de l’Europe.
«
Ces constats doivent nous inviter à moderniser l’institution
judiciaire, pour réagir aux obstacles qui séparent les femmes du
sommet des hiérarchies professionnelles et organisationnelles.
Malgré des progrès constatés depuis 2011, nous devons persévérer,
invite le Premier président de la Cour de cassation. Il serait
facile que les femmes de la magistrature soient les seules à être
actrices de ce mouvement en faveur d’une meilleure reconnaissance
de leurs compétences et de leur légitimité ; cela reviendrait à
leur faire supporter la charge exclusive du changement. Mais nous
sommes tous concernés par la mutation interne de l’institution »,
martèle-t-il.
Pour
Gwenola Joly-Coz, ces constats sont également l’occasion de
ré-évoquer la question de la parité, «
très différente de la mixité ».
Alors que la mixité concerne l’accès des hommes et des femmes à
toutes les professions, la parité concerne l’accès des hommes et
des femmes à toutes les responsabilités au sein des professions,
rappelle la Première présidente de la cour d’appel de Poitiers.
Des
réticences à confier des postes de direction aux femmes
L’occasion
aussi de revenir un peu en arrière, et de s’intéresser à la
façon dont les premiers postes de direction ont été confiés à
des magistrates. Un processus qui s’est opéré «
très, très lentement » et «
non sans réticences », argue Gwenola
Joly-Coz.
Professeure
d’histoire du droit et des institutions à l’université Jean
Moulin Lyon III, Catherine Fillon raconte que lorsque la loi du 11
avril 1946 permet enfin aux femmes d’accéder à la magistrature,
celles-ci se montrent «
quasi-instantanément très intéressées »
: il s’agit d’une profession emblématique, l’organisation du
travail y paraît plus compatible avec la maternité, et il n’était
pas nécessaire de disposer d’un fort capital économique pour y
accéder. Toutefois, la professeure note un «
décalage » entre le nombre de
candidatures féminines dans la décennie qui suit cette loi et le
nombre de candidates admises, preuve de la «
résistance déployée par le corps judiciaire devant la perspective
d’une arrivée massive des femmes ».
Ainsi, une seule candidate est admise à l’examen professionnel en
1946, 24 en 1947, 74 en 1948… « La
lecture des rapports des présidents d’examens professionnels
confirme que ces candidatures et ces éventuels succès féminins ont
été aussitôt perçus comme un problème – c’est un mot qui
revient souvent », observe Catherine
Fillon.
Les
archives judiciaires des années 50-60 mettent en exergue les
craintes de l’époque : la féminisation est trop rapide, la
profession, déjà peu convoitée par les hommes, va se dévaloriser
encore plus, et les femmes risquent d’introduire des éléments
subjectifs voire affectifs dans les délibérés. «
C’est enfin la question de la gestion de leur carrière, ou, en
d’autres termes, de leur avancement, de leur montée en
responsabilité ; une question immédiatement perçue comme
préoccupante. On évoque l’inquiétude à l’égard du jeu de
l’ancienneté, des propositions pour le tableau, l’heure
prochaine où les magistratEs accéderont à des postes de direction
», rapporte la professeure d’histoire
du droit. Néanmoins, au cours des années 1970, «
le barrage va commencer à céder ».
Avec une « recette simple, efficace,
inscrite dans la longue tradition de l’administration française :
avançons dans la carrière, montons dans la hiérarchie, ceux qui
auront accepté de parcourir l’Hexagone, de se déraciner, de se
réimplanter, de déménager à intervalles réguliers, seront
récompensés », note Catherine
Fillon. En effet, depuis le 19e siècle, c’est ainsi que l’on
monte dans certains corps de l’État français : il est possible de
partir de très bas et de finir très haut.
Mais
alors que cette règle n’était pas celle de la magistrature
judiciaire auparavant, elle s’est instaurée en même temps que la
féminisation : un timing qui ne doit rien au hasard. Car si de prime
abord, cette règle semble moteur d’égalité et a permis à
certaines femmes, au prix de nombreux sacrifices, à dépasser le
plafond de verre, à y regarder de plus près, les premières
victimes de ce système ont bien été les femmes, lesquelles en
paient encore le prix aujourd’hui. En effet, actuellement, le
passage du second au premier grade ne peut avoir lieu qu’après
sept ans d’ancienneté à la sortie d’école, et pour ceux qui
ont effectué au moins une mobilité géographique. Par ailleurs, le
passage à la hors hiérarchie, qui correspond aux postes les plus
prestigieux, ne peut avoir lieu que lorsque les magistrats ont exercé
deux fonctions au premier grade dans deux juridictions différentes
et réalisé une mobilité statutaire de deux ans. «
Sachant que les femmes feront toujours beaucoup plus d’efforts pour
chercher à concilier le plus harmonieusement vie personnelle et vie
professionnelle, cette double mobilité est un excellent moyen
d’interdire aux femmes l’accès aux fonctions professionnelles de
premier ordre », se désole Catherine
Fillon.
Pour
Gwenola Joly-Coz, la mobilité géographique et le cursus honorum
sont « des freins systémiques au
développement de la parité dans la magistrature »,
mais aussi « l’expression de critères
qui apparaissent neutres mais ne le sont pas ».
Michèle
Giannotti, Suzanne Challe, Simone Rozès : trois pionnières
Malgré
les obstacles, depuis plus de 75 ans, des femmes parviennent à
réaliser leur ascension au sein du corps. C’est avec la volonté
de faire émerger « les visages, les
personnalités, les pensées de celles qui ont conquis des postes
pour la première fois » que Gwenola
Joly-Coz brosse depuis 2018 une série de portraits, publiés dans le
Journal Spécial des Sociétés, et retracés grâce à l’aide des
familles. « On m’a envoyé des
photos, expliqué les époques, découpé des journaux, adressé des
souvenirs : tout une magistrature a émergé devant moi autour de ces
figures féminines. » Lors de cette
dernière conférence à la Cour de cassation, la présidente de la
cour d’appel de Poitiers revient notamment sur le parcours de trois
de ces femmes qui ont obtenu pour la première fois des postes
symboliques de direction des cours et tribunaux.
La magistrate évoque ainsi la
carrière de Michèle Giannotti. En 1958, à 28 ans, la jeune femme est affectée
juge suppléante au TGI de Paris, puis, l’année suivante, mutée au parquet de
Fontainebleau en qualité de substitut du procureur. « Elle a été repérée
quand elle a accepté de retourner au tribunal une semaine après son
accouchement », relate Gwenola Joly-Coz. Quelques années plus tard, le
garde des Sceaux René Pleven pense qu’il est temps de nommer une première femme
présidente de tribunal : Michèle Giannotti prend alors la tête du tribunal de
grande instance de Fontainebleau en 1970. Elle dirige le TGI de
Fontainebleau pendant six ans, dans une perspective de « justice ferme
mais humaine ». Ses collègues la décrivent comme « souriante et
autoritaire, bien coiffée et décidée », « toujours impeccablement
apprêtée », ce qui laisse deviner que la question de l’apparence des femmes
est encore très importante à l’époque. Elle prend par la suite les rênes du
tribunal de Melun puis d’Évry, et finit son parcours comme Première présidente
de la cour d’appel d’Angers. Convaincue de l’importance des modèles, elle
encourage les femmes à penser leurs carrières, les aide à remplir les
formulaires de demandes de mutation et se réjouit de leurs nominations. En
1978, elle est la première sous-directrice du personnel à la direction des
services judiciaires. Elle finit son parcours comme directrice de l’éducation
surveillée, entre 1986 et 1988.
Autre
pionnière révélée par Gwenola Joly-Coz : Suzanne Challe. Cette
fille de magistrat décide de se présenter au concours de magistrat
de l’administration centrale et en sort première lauréate en
1949, à la suite de quoi elle monte à Paris et travaille à la
direction des Affaires civiles et du Sceau durant 15 ans. Suzanne
Challe est ensuite nommée conseillère à la cour d’appel
d’Aix-en-Provence en 1964, à l’âge de 38 ans. Lors d’une
audience solennelle de rentrée, en 1969, Suzanne Challe prononce un
discours intitulé « Les Françaises
sous la toge ». La magistrate veut
comprendre les réticences à l’œuvre dans la profession
judiciaire, qu’elle qualifie de traditionnelle et de conservatrice.
En 1974, elle est promue présidente de chambre, et un article paru
dans Marie-France fait la part belle aux clichés : «
elle paraît plus encline à la gentillesse et à l’indulgence qu’à
la sévérité » ; «
elle présente une certaine allergie à tout ce qui est technique
»... Cela ne l’empêche pas d’être
repérée par le président de la République de l’époque, Valéry
Giscard d’Estaing : en 1978, elle est choisie pour devenir la
première présidentE d’une cour d’appel : Nîmes, qu’elle
dirigera pendant 13 ans. « Depuis son
départ, le poste de Première présidente de la cour d’appel de
Nîmes n’a plus jamais été donné à une femme. »
La troisième pionnière à
laquelle Gwenola Joly-Coz rend hommage est Simone Rozès. En 1949, elle est juge
suppléante à la cour d’appel de Bourges, au parquet. Son premier entretien avec
le procureur donne le ton : « Madame, ne vous attendez pas à être
traitée comme une femme ! », lui dit-il. « Monsieur, comme un
collègue, cela ira très bien », répond-elle. Dès 1950, elle revient à
Paris, affectée au bureau du cabinet du garde des Sceaux, où elle va servir 20
ministres. « Illustration d’un phénomène typique qui arrive aux femmes,
elle va être adjointe pendant 12 ans, figure classique de l’excellente
collaboratrice », ironise la Première présidente de la cour d’appel de
Poitiers. En 1962, Simone Rozès rejoint le TGI de Paris, puis, en 1969, à 49
ans, elle est la première femme à présider la 17e chambre correctionnelle du
tribunal de Paris, consacrée aux affaires de presse. En 1973, elle est nommée
directrice d’administration centrale au ministère de la Justice. Trois ans plus
tard, sa carrière prend un nouveau tournant : elle est nommée première femme
présidente du TGI de Paris, et a pour secrétaire général Guy Canivet. Entre
1981 et 1984, elle est avocate générale à la Cour de justice de l’Union
européenne, au Luxembourg. Il faut attendre 1984 pour que François Mitterrand
et Robert Badinter lui proposent de relever le défi de la première présidence
de la Cour de cassation : « Madame, vous le devez aux
femmes ». À la cour de cassation, Simone Rozès se fixe pour mission
de réformer l’institution, en crise. Elle considère que la condition féminine
ne doit être ni un privilège ni un handicap, et affirme ne jamais voir de
différences de compétence juridique entre les deux sexes. En 1998, elle quitte
la Cour de cassation pour prendre sa retraite.
Une
magistrate devenue ministre : Isabelle
Rome raconte
«
Sortir les femmes de l’invisibilité et du silence, gommer les
ressorts des modèles assignés aux femmes et aux hommes, tel est
l’objectif de ce cycle à la Cour de cassation, mais aussi une des
missions que je me suis attachée à exercer »
assure Isabelle Rome au terme de la conférence. La ministre déléguée
auprès de la Première ministre, chargée de l’égalité entre les
femmes et les hommes, de la diversité et de l’égalité des
chances, est « un modèle, un exemple
», assure Gwenola Joly-Coz : «
Une femme magistrate qui devient ministre, c’est un signe aux
jeunes magistrates qui s’engagent dans la carrière. »
Isabelle
Rome retrace son propre parcours. Elle évoque d’abord son premier
poste, comme juge d’application des peines à Lyon, et témoigne :
« Dans des prisons vétustes,
surpeuplées, j’ai découvert le choc carcéral. J’ai pu observer
la lumière crue de la réalité sociale et j’ai pu, de près,
toucher du doigt les inégalités de destin. Cette prise de
conscience a été le point de départ de mes combats contre
l’injustice et pour la dignité. »
Son président de l’époque, Hubert Dalle, lui fait confiance en la
nommant, « très jeune »,
secrétaire générale. Alors qu’elle développe un certain nombre
d’actions avec les jeunes des banlieues, il lui suggère d’opérer
un détachement dans la politique de la ville. «
C’est lui qui m’a donné le déclic et m’a permis de devenir
responsable de la prévention de la délinquance de la délégation
interministérielle à la ville », se
remémore-t-elle. Elle le reconnaît : «
Parfois, en tant que femmes, nous avons davantage besoin d’être
encouragées. »
Isabelle
Rome fonde par ailleurs une association pour les femmes autour des
valeurs républicaines. En 2018, elle est nommée haute fonctionnaire
à l’égalité femmes hommes au ministère de la justice. «
J’ai notamment pu œuvrer sur le champ de l’égalité
professionnelle en mettant en place un baromètre de l’égalité
entre les femmes et les hommes sur la place des femmes dans la
justice. » Avec Nicole Belloubet, elle
élabore en outre un texte d’engagement pour une parole non
sexiste, signé par 150 professionnels et responsables de
l’institution judiciaire, et participe à l’accord sur l’égalité
professionnelle signé par la garde des Sceaux en janvier 2020, ainsi
qu’à l’obtention du label égalité professionnelle en mars
2022. « En mai dernier, le président
de la République a de nouveau souhaité ériger l’égalité
femmes-hommes comme grande cause de son quinquennat, et à ce moment,
il a souhaité me confier le poste de ministre chargée de l’égalité
», relate Isabelle Rome. À ce titre,
entre autres « grandes causes »
qu’elle défend, l’égalité femmes/hommes lui apparaît comme «
un enjeu de société, un enjeu de civilisation – la promesse d’une
société meilleure ».
Bérengère
Margaritelli