ENTREPRISE

PSE, réorganisations d’entreprise : les risques psychosociaux à la loupe

PSE, réorganisations d’entreprise : les risques psychosociaux à la loupe
Publié le 07/12/2023 à 15:59

Pour échapper à la faillite, de nombreuses entreprises se restructurent, ce qui peut alors générer des troubles psychosociaux. Des risques à ne pas prendre à la légère, qu’une communication soigneusement étudiée et des managers formés peuvent contribuer à limiter.

Alors que les défaillances d’entreprises se multiplient, enregistrant un bond de 23 % sur un an au 3e trimestre selon une étude du cabinet Altares, en réaction, et par anticipation, nombreuses sont les sociétés à envisager une réorganisation de leur structure. Mais si le naufrage parvient à être évité, les changements occasionnés peuvent toutefois avoir des conséquences importantes pour les structures et les salariés, observe Manon Lamotte, associée en droit du travail chez Eversheds Sutherland, lors d’une table ronde organisée par le cabinet en octobre dernier et destinée aux professionnels des ressources humaines.

L’avocate souligne qu’en mars 2023, le Conseil d’État a ainsi rendu deux décisions rappelant l’obligation pour l’employeur de veiller à la santé physique et mentale de ses salariés dans un contexte de restructuration. Pour préciser les contours de cette obligation, la plus haute juridiction administrative a d’ailleurs affirmé que la direction régionale de l'économie, de l'emploi, du travail et des solidarités ne peut pas en principe valider ou homologuer un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) si, dès le début du projet – au lancement de la procédure de consultation du Comité social et économique (CSE) –, l’employeur n’a pas fait un inventaire détaillé des risques psychosociaux en lien avec ce projet et des mesures de prévention qu’il envisage de prendre.

Une jurisprudence qui va dans le sens, estime Manon Lamotte, de l’élévation des exigences de l’administration du travail sur ces questions-là. Et ça, les différents professionnels qui accompagnent les entreprises dans leur restructuration l’ont bien compris : « Il y a quelques années, on se contentait de faire, pour les projets de PSE, une note économique et un plan de sauvegarde de l'emploi. Aujourd’hui, on ne peut plus faire l’économie d’une documentation dédiée sur la prise en compte des risques psychosociaux, de l'impact sur l’organisation du travail et sur la santé, la sécurité des salariés », constate-t-elle. 

Insécurité, perte de sens… Les facteurs de risque dans le viseur

Mais alors, depuis quand et pourquoi est-il question de santé au travail quand on parle de réorganisation ? Camy Puech, fondateur et président de Qualisocial, société qui propose des solutions pour améliorer la qualité de vie au travail, explique qu’un collège d’expertise sur le suivi statistique des risques psychosociaux au travail – formé, pour la première fois, en 2008 – avait mis en exergue, en procédant à une analyse des incidences des projets de transformation des entreprises sur la santé, que ces projets occasionnent, tant pour les salariés concernés par des suppressions de postes que pour ceux qui ne sont pas concernés, un certain nombre de facteurs de risques.

Parmi eux, l’insécurité socio-économique, « très proche du premier facteur de tendance anxieuse : la crainte de ce qui va nous arriver », développe-t-il. En effet, à l’annonce d’une réorganisation, « les salariés, et surtout ceux qui ont leurs habitudes dans l’entreprise, un peu d’ancienneté, ont alors une incertitude en l’avenir qui leur saute au visage : c’est, pour eux, très dur à vivre », confirme Leïla Mechaï, DRH du groupe pharmaceutique Guerbet, qui a par ailleurs accompagné une vingtaine de très gros projets de restructuration. Forte de son expérience, la spécialiste apporte un éclairage intéressant : « On entend beaucoup parler de transformation ; tout est transformation. Conséquence : les gens pensent souvent qu’ils vivent dans la transformation. Sauf que ce n’est pas réellement le cas, et le jour où un projet de réorganisation leur tombe vraiment dessus, c’est une claque énorme. »

Autre risque fréquemment pointé du doigt et mis en évidence par le collège d’expertise : la perte de sens. « Quand notre entreprise se restructure car son activité est en perte de vitesse, se dégrade, on s’interroge forcément sur sa propre utilité », décrit Camy Puech. Co-fondateur et président de la plateforme de coaching professionnel Simundia, Grégoire Schiller laisse entendre qu’une telle perte de sens n’a rien d’étonnant, dans une société toujours davantage imprévisible, où les repères sont fréquemment brouillés. « Comme les gens ont de plus en plus de mal à trouver du sens dans leur vie, ils en recherchent via leur entreprise. C’est ce qui rend ces périodes de réorganisation d’autant plus difficiles : quand on accorde autant d’importance à son entreprise, il est logique que sa vie tout entière semble soudain remise en question. »

Camy Puech parle aussi du risque de délitement du corps social, car lorsqu’une organisation lance un projet de restructuration, les gens ont naturellement tendance à se recentrer sur eux-mêmes. « Le délitement se manifeste quand il est couplé à des tendances anxieuses, dépressives ; de la fatigue. Cela débouche sur de l’agressivité, et, in fine, des conflits », énonce-t-il. 

Lors d’une restructuration, désengagement = péril 

« Le gros malaise, c’est la question de la place que chacun peut occuper », résume Leïla Mechaï, que ce soit chez les salariés, mais aussi chez les managers, qui doivent rester la courroie de distribution entre la direction et les salariés, en dépit des perturbations qu’ils subissent eux aussi. « Ils ne sont pas toujours engagés ni convaincus par la transformation, et pourtant ils doivent porter un message dont ils n’ont, en plus, qu’une partie. Ils se sentent donc sur un terrain glissant », atteste la DRH. 

Or, la perception qu’ont les salariés d’une absence de mobilisation sincère et spontanée chez les managers est bien souvent à l’origine d’une « grande source de désengagement », témoigne Grégoire Schiller. 

À l’origine du désengagement, également, le changement de trajectoire de l’entreprise, qui affecte tout autant les missions des salariés – lesquels se voient parfois attribuer « des tâches qui n’étaient pas les leurs » – que leurs ambitions et projets professionnels : « Ils peuvent s’être projetés sur des évolutions de carrière, sur des promotions qui sont remises en question. » « Tout cela a évidemment des répercussions très négatives », assure le président de Simundia.

Et alors que les réorganisations représentent des moments critiques pour la vie d’une entreprise, où le rôle des équipes est primordial, le désengagement peut aussi avoir « de lourdes conséquences pour l’entreprise », ajoute Grégoire Schiller, et « créer de l'absentéisme, des départs, du burn out ». Bref, de l’avis de Manon Lamotte, « ne pas prendre en compte ces sujets peut impacter la santé des salariés et mettre en péril le succès de la réorganisation qu’on veut mettre en place ».

« Les salariés ont besoin de prises de position fortes, de dirigeants solides »

Pour prévenir ces risques, les spécialistes soulignent unanimement l’importance de la communication, afin d’éviter « des troubles psychosociaux inutiles », insiste Camy Puech : « Il y en aura forcément, mais si on peut faire en sorte que ce soient les “bons”, c’est mieux. »

Car comme l’explique le président de Qualisocial, les troubles psychosociaux sont des mécanismes de protection à l’utilité bel et bien réelle. Ainsi, l’anxiété permet d'anticiper l’avenir, la dépression, de retrouver du sens, le stress, d’avoir un boost d’énergie pour faire face à un « danger »... « C’est normal qu’ils apparaissent à des moments importants de la vie, et donc lors d’une restructuration, qui est un événement important. C’est normal qu’il y ait une phase de deuil, une phase avec des tendances dépressives et anxieuses plus fortes. Mais il faut pouvoir rebondir derrière. »

Or, les conditions du rebond peuvent faire défaut si le discours n’est pas soigneusement étudié. « C’est un moment où les dirigeants se mettent généralement en retrait, alors que les salariés ont au contraire besoin de prises de position fortes, de dirigeants solides ; des rocs sur lesquels s’appuyer, qui incarnent la certitude », pointe Camy Puech.

« Dès le départ, ils doivent se montrer conscients de l’impact de l’épreuve sur les équipes, rappeler que ce n’est pas de leur faute, que ce qu’ils font a du sens, et montrer leur volonté de construire une organisation pérenne qui offre des perspectives réjouissantes pour tout le monde », recommande l’expert. Leïla Mechaï va dans le même sens : « Il faut être solide, sinon on donne l’impression qu’il est peut-être possible de revenir sur le projet. Il faut reconnaître, accompagner : le projet existe, on est un contenant sécurisant et un support. »

La communication, « vrai jeu d’équilibriste »

Il s’agit toutefois d’un « vrai jeu d’équilibriste », nuance Manon Lamotte : à la fois la communication ne doit pas être anxiogène, le but n’étant pas de paniquer une organisation, mais il faut néanmoins dresser un constat « qui se doit d’être réaliste pour justifier la réorganisation mise en œuvre ». L’exercice est difficile, assure l’avocate : « C’est un projet très lourd à porter, à présenter devant les salariés, à défendre devant les partenaires sociaux… Les dirigeants ont tellement peur de dire une bêtise que c’est paralysant. »

D’autant plus paralysant que d’un point de vue juridique, un certain nombre de sujets peuvent difficilement être évoqués par le dirigeant. « Si le chef d’entreprise dit quelque chose qu’il n’a pas le droit de dire, ça peut constituer un délit d’entrave, faire échouer le projet, et en plus sa responsabilité personnelle peut être recherchée », signale Camy Puech. 

En effet, lorsqu’une entreprise commence un PSE, elle doit au CSE la primeur des échanges sur le projet jusqu’à ce que la consultation se termine, et ne doit pas avoir « figé » son projet avant cela. Manon Lamotte explique : « Si le dirigeant va voir les salariés en leur présentant en “avant-première” le projet, le nouvel organigramme, ce peut être problématique vis-à-vis du CSE »

L’avocate recommande donc aux entreprises d’en parler clairement avec le CSE, et d’expliquer qu’il s’agit d’un enjeu de santé/sécurité pour les salariés d’avoir un minimum de visibilité, non pas sur l’organisation finale en discussion, mais sur le projet de la société. « Discutez conjointement d’un planning de communication auprès des salariés. Souvent, le CSE est très demandeur de cela », affirme-t-elle.

Un coaching personnalisé pour anticiper les risques

C’est pourquoi l’un des points d’anticipation peut consister à être formé afin de savoir quelle attitude adopter dans une pareille situation, que ce soit au niveau de la direction, chargée de l’annonce, mais aussi au niveau du top management et du management intermédiaire, souvent davantage au contact des autres salariés. « Comme chacun est différent, a des forces et faiblesses spécifiques, ne vit pas le stress de la même manière, le coaching personnalisé permet de s’adapter au profil de chacun pour que chaque personne trouve en elle des ressources sur des difficultés qu’elle peut rencontrer », avance Grégoire Schiller. 

Pour Camy Puech, l’enjeu d’être en capacité d’accueillir la sensibilité de l’autre nécessite d’abord de savoir accueillir sa propre sensibilité. « Quand on fait face à un projet de restructuration, cela exacerbe les sensibilités, les émotions, et si on n’est pas déjà en capacité de gérer cela en situation “normale”, le chemin sera beaucoup plus complexe quand on y sera confronté. » Surtout à l’heure du post-Covid, alerte le président de Qualisocial. « Le monde a changé ! Avant le Covid, 10 % des Français étaient en état dépressif à chaque instant, aujourd’hui, le chiffre a grimpé à 19 %. 12 % se trouvaient dans un état anxieux à chaque instant, aujourd’hui, ils sont 25 % », expose-t-il.

Si Grégoire Schiller reconnaît qu’il est difficile, pour les formateurs, de former spécifiquement sur cet événement qu’est la réorganisation et dont on ne sait pas s’il va survenir un jour, il précise qu’un certain nombre de formations, d’accompagnements, permettent aux managers d’acquérir une aisance qui sera utile en toutes circonstances – et notamment, éventuellement, une réorganisation. Comme Simundia, des plateformes proposent ainsi des formations individualisées sur les soft skills : intelligence relationnelle, management, communication, gestion du stress… Des sujets qui vont s’avérer clés dans ces périodes où les managers sont particulièrement sollicités.

Bérengère Margaritelli

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