Pour
échapper à la faillite, de nombreuses entreprises se restructurent, ce qui peut alors générer des troubles psychosociaux. Des risques à ne pas prendre à
la légère, qu’une communication soigneusement étudiée et des managers formés
peuvent contribuer à limiter.
Alors
que les défaillances d’entreprises se multiplient, enregistrant un bond
de 23 % sur un an au 3e trimestre selon une étude du cabinet
Altares, en réaction, et par anticipation, nombreuses sont les sociétés à envisager une réorganisation de leur structure. Mais si
le naufrage parvient à être évité, les changements occasionnés peuvent toutefois avoir des conséquences importantes pour les structures et les salariés,
observe Manon Lamotte, associée en droit du travail chez Eversheds Sutherland,
lors d’une table ronde organisée par le cabinet en octobre dernier et destinée
aux professionnels des ressources humaines.
L’avocate
souligne qu’en mars 2023, le Conseil d’État a ainsi rendu deux décisions
rappelant l’obligation pour l’employeur de veiller à la santé physique et
mentale de ses salariés dans un contexte de restructuration. Pour préciser les
contours de cette obligation, la plus haute juridiction administrative a
d’ailleurs affirmé que la direction régionale de l'économie, de l'emploi, du
travail et des solidarités ne peut pas en principe valider ou homologuer un plan de
sauvegarde de l’emploi (PSE) si, dès le début du projet – au lancement de la
procédure de consultation du Comité social et économique (CSE) –, l’employeur
n’a pas fait un inventaire détaillé des risques psychosociaux en
lien avec ce projet et des mesures de prévention qu’il envisage de
prendre.
Une
jurisprudence qui va dans le sens, estime Manon Lamotte, de l’élévation des
exigences de l’administration du travail sur ces questions-là. Et ça, les
différents professionnels qui accompagnent les entreprises dans leur
restructuration l’ont bien compris : « Il y a quelques années, on se
contentait de faire, pour les projets de PSE, une note économique et un plan de
sauvegarde de l'emploi. Aujourd’hui, on ne peut plus faire l’économie d’une
documentation dédiée sur la prise en compte des risques psychosociaux, de
l'impact sur l’organisation du travail et sur la santé, la sécurité des
salariés », constate-t-elle.
Insécurité,
perte de sens… Les facteurs de risque dans le viseur
Mais
alors, depuis quand et pourquoi est-il question de santé au travail quand on
parle de réorganisation ? Camy Puech, fondateur et président de Qualisocial,
société qui propose des solutions pour améliorer la qualité de vie au travail,
explique qu’un collège d’expertise sur le suivi statistique des risques
psychosociaux au travail – formé, pour la première fois, en 2008 – avait mis en
exergue, en procédant à une analyse des incidences des projets de
transformation des entreprises sur la santé, que ces projets occasionnent, tant
pour les salariés concernés par des suppressions de postes que pour ceux qui ne
sont pas concernés, un certain nombre de facteurs de risques.
Parmi
eux, l’insécurité socio-économique, « très proche du premier facteur de
tendance anxieuse : la crainte de ce qui va nous arriver »,
développe-t-il. En effet, à l’annonce d’une réorganisation, « les
salariés, et surtout ceux qui ont leurs habitudes dans l’entreprise, un peu
d’ancienneté, ont alors une incertitude en l’avenir qui leur saute au visage :
c’est, pour eux, très dur à vivre », confirme Leïla Mechaï, DRH du
groupe pharmaceutique Guerbet, qui a par ailleurs accompagné une vingtaine de
très gros projets de restructuration. Forte de son expérience, la spécialiste
apporte un éclairage intéressant : « On entend beaucoup parler de
transformation ; tout est transformation. Conséquence : les gens pensent
souvent qu’ils vivent dans la transformation. Sauf que ce n’est pas réellement
le cas, et le jour où un projet de réorganisation leur tombe vraiment dessus,
c’est une claque énorme. »
Autre
risque fréquemment pointé du doigt et mis en évidence par le collège
d’expertise : la perte de sens. « Quand notre entreprise se restructure
car son activité est en perte de vitesse, se dégrade, on s’interroge forcément
sur sa propre utilité », décrit Camy Puech. Co-fondateur et président
de la plateforme de coaching professionnel Simundia, Grégoire Schiller laisse
entendre qu’une telle perte de sens n’a rien d’étonnant, dans une société
toujours davantage imprévisible, où les repères sont fréquemment brouillés. « Comme
les gens ont de plus en plus de mal à trouver du sens dans leur vie, ils en
recherchent via leur entreprise. C’est ce qui rend ces périodes de
réorganisation d’autant plus difficiles : quand on accorde autant d’importance
à son entreprise, il est logique que sa vie tout entière semble soudain remise
en question. »
Camy
Puech parle aussi du risque de délitement du corps social, car lorsqu’une
organisation lance un projet de restructuration, les gens ont naturellement
tendance à se recentrer sur eux-mêmes. « Le délitement se manifeste
quand il est couplé à des tendances anxieuses, dépressives ; de la fatigue.
Cela débouche sur de l’agressivité, et, in fine, des conflits »,
énonce-t-il.
Lors
d’une restructuration, désengagement = péril
« Le
gros malaise, c’est la question de la place que chacun peut occuper »,
résume Leïla Mechaï, que ce soit chez les salariés, mais aussi chez les
managers, qui doivent rester la courroie de distribution entre la direction et
les salariés, en dépit des perturbations qu’ils subissent eux aussi. « Ils
ne sont pas toujours engagés ni convaincus par la transformation, et pourtant
ils doivent porter un message dont ils n’ont, en plus, qu’une partie. Ils se
sentent donc sur un terrain glissant », atteste la DRH.
Or,
la perception qu’ont les salariés d’une absence de mobilisation sincère et
spontanée chez les managers est bien souvent à l’origine d’une « grande
source de désengagement », témoigne Grégoire Schiller.
À
l’origine du désengagement, également, le changement de trajectoire de
l’entreprise, qui affecte tout autant les missions des salariés – lesquels se
voient parfois attribuer « des tâches qui n’étaient pas les leurs »
– que leurs ambitions et projets professionnels : « Ils peuvent
s’être projetés sur des évolutions de carrière, sur des promotions qui sont
remises en question. » « Tout cela a évidemment des
répercussions très négatives », assure le président de Simundia.
Et
alors que les réorganisations représentent des moments critiques pour la vie
d’une entreprise, où le rôle des équipes est primordial, le désengagement peut
aussi avoir « de lourdes conséquences pour l’entreprise »,
ajoute Grégoire Schiller, et « créer de l'absentéisme, des départs, du
burn out ». Bref, de l’avis de Manon Lamotte, « ne pas prendre
en compte ces sujets peut impacter la santé des salariés et mettre en péril le succès de
la réorganisation qu’on veut mettre en place ».
« Les
salariés ont besoin de prises de position fortes, de dirigeants solides »
Pour
prévenir ces risques, les spécialistes soulignent unanimement l’importance de
la communication, afin d’éviter « des troubles psychosociaux inutiles »,
insiste Camy Puech : « Il y en aura forcément, mais si on peut faire en
sorte que ce soient les “bons”, c’est mieux. »
Car
comme l’explique le président de Qualisocial, les troubles psychosociaux sont
des mécanismes de protection à l’utilité bel et bien réelle. Ainsi, l’anxiété
permet d'anticiper l’avenir, la dépression, de retrouver du sens, le stress,
d’avoir un boost d’énergie pour faire face à un « danger »... « C’est
normal qu’ils apparaissent à des moments importants de la vie, et donc lors
d’une restructuration, qui est un événement important. C’est normal qu’il y ait
une phase de deuil, une phase avec des tendances dépressives et anxieuses plus
fortes. Mais il faut pouvoir rebondir derrière. »
Or,
les conditions du rebond peuvent faire défaut si le discours n’est pas
soigneusement étudié. « C’est un moment où les dirigeants se mettent
généralement en retrait, alors que les salariés ont au contraire besoin de
prises de position fortes, de dirigeants solides ; des rocs sur lesquels
s’appuyer, qui incarnent la certitude », pointe Camy Puech.
« Dès
le départ, ils doivent se montrer conscients de l’impact de l’épreuve sur les
équipes, rappeler que ce n’est pas de leur faute, que ce qu’ils font a du sens,
et montrer leur volonté de construire une organisation pérenne qui offre des
perspectives réjouissantes pour tout le monde », recommande l’expert.
Leïla Mechaï va dans le même sens : « Il faut être solide, sinon on
donne l’impression qu’il est peut-être
possible de revenir sur le projet. Il faut reconnaître, accompagner : le projet
existe, on est un contenant sécurisant et un support. »
La
communication, « vrai jeu d’équilibriste »
Il
s’agit toutefois d’un « vrai jeu d’équilibriste », nuance
Manon Lamotte : à la fois la communication ne doit pas être anxiogène, le but
n’étant pas de paniquer une organisation, mais il faut néanmoins dresser un
constat « qui se doit d’être réaliste pour justifier la réorganisation
mise en œuvre ». L’exercice est difficile, assure l’avocate : « C’est
un projet très lourd à porter, à présenter devant les salariés, à défendre
devant les partenaires sociaux… Les dirigeants ont tellement peur de dire une
bêtise que c’est paralysant. »
D’autant
plus paralysant que d’un point de vue juridique, un certain nombre de sujets peuvent difficilement être évoqués par le dirigeant. « Si le chef d’entreprise
dit quelque chose qu’il n’a pas le droit de dire, ça peut constituer un délit
d’entrave, faire échouer le projet, et en plus sa responsabilité personnelle
peut être recherchée », signale Camy Puech.
En
effet, lorsqu’une entreprise commence un PSE, elle doit au CSE la primeur des
échanges sur le projet jusqu’à ce que la consultation se termine, et ne doit pas avoir « figé » son projet avant cela. Manon Lamotte explique
: « Si le dirigeant va voir les salariés en leur présentant en
“avant-première” le projet, le nouvel organigramme, ce peut être problématique vis-à-vis du CSE »
L’avocate
recommande donc aux entreprises d’en parler clairement avec le CSE, et
d’expliquer qu’il s’agit d’un enjeu de santé/sécurité pour les salariés d’avoir
un minimum de visibilité, non pas sur l’organisation finale en discussion, mais
sur le projet de la société. « Discutez conjointement d’un planning de
communication auprès des salariés. Souvent, le CSE est très demandeur de cela »,
affirme-t-elle.
Un
coaching personnalisé pour anticiper les risques
C’est
pourquoi l’un des points d’anticipation peut consister à être formé afin de
savoir quelle attitude adopter dans une pareille situation, que ce soit au
niveau de la direction, chargée de l’annonce, mais aussi au niveau du top
management et du management intermédiaire, souvent davantage au contact des
autres salariés. « Comme chacun est différent, a des forces et
faiblesses spécifiques, ne vit pas le stress de la même manière, le coaching
personnalisé permet de s’adapter au profil de chacun pour que chaque personne
trouve en elle des ressources sur des difficultés qu’elle peut rencontrer »,
avance Grégoire Schiller.
Pour
Camy Puech, l’enjeu d’être en capacité d’accueillir la sensibilité de l’autre
nécessite d’abord de savoir accueillir sa propre sensibilité. « Quand
on fait face à un projet de restructuration, cela exacerbe les sensibilités,
les émotions, et si on n’est pas déjà en capacité de gérer cela en situation
“normale”, le chemin sera beaucoup plus complexe quand on y sera confronté. »
Surtout à l’heure du post-Covid, alerte le président de Qualisocial. « Le
monde a changé ! Avant le Covid, 10 % des Français étaient en état dépressif à
chaque instant, aujourd’hui, le chiffre a grimpé à 19 %. 12 % se trouvaient
dans un état anxieux à chaque instant, aujourd’hui, ils sont 25 % »,
expose-t-il.
Si
Grégoire Schiller reconnaît qu’il est difficile, pour les formateurs, de former
spécifiquement sur cet événement qu’est la réorganisation et dont on ne sait
pas s’il va survenir un jour, il précise qu’un certain nombre de formations,
d’accompagnements, permettent aux managers d’acquérir une aisance qui sera
utile en toutes circonstances – et notamment, éventuellement, une
réorganisation. Comme Simundia, des plateformes proposent ainsi des formations
individualisées sur les soft skills : intelligence relationnelle, management,
communication, gestion du stress… Des sujets qui vont s’avérer clés dans ces
périodes où les managers sont particulièrement sollicités.
Bérengère Margaritelli