L’âge dit ingrat est
difficile à comprendre pour les adultes. Pendant cette phase, certains enfants se
complaisent dans des univers qui les monopolisent. Le monde virtuel en
particulier leur fournit un de ces espaces qu’ils affectionnent.
Le Centre de recherches psychanalyse,
médecine et société, Université Paris Cité s’est focalisé sur le rapport des
jeunes au numérique. Xanthie Vlachopouloul
psychologue, maître de conférences en psychologie clinique et psychopathologie des
réalités virtuelles, voit un mouvement d’aller-retour permanent,
des problématiques du processus adolescent aux réponses apportées par le monde
virtuel. Dépendance, image du corps, séparation, failles narcissiques, la
chercheuse explique le rôle clé du monde
virtuel à l’adolescence.
L’adolescence est un
processus
« La séparation
psychique d’avec les parents est nécessaire pour devenir adulte, rappelle
Xanthie
Vlachopoulou. L’adolescent est
confronté à l’impératif de se détacher de ses images parentales pour
accéder à la subjectivation ». L’adolescence est un processus. Il ne
suffit pas de vieillir et de laisser passer le temps pour devenir adulte. C’est
un cheminement psychique. « Se
construire, bâtir son identité est un travail qui commence dès la naissance et
se poursuit tout au long de la vie. Mais, dans ce passage de l’enfance à l’âge
adulte, la question de la construction et de la consolidation de son être en
revendiquant son individualité est fondamentale » explique la
psychologue. Façonner sa personnalité constitue un enjeu central. Mais cette route
ne va pas sans difficulté. Des impasses peuvent surgir et plonger
le jeune dans l'embarras. Il se trouve alors en quête de solutions,
d’apaisement. Dans cette hypothèse, le
monde virtuel apparaît comme pourvoyeur de solutions. Comment ?
Pourquoi ? Que propose-t-il de si attrayant ?
« L’adolescence commence
avec l’arrivée de transformations corporelles, parfois si brusques que le jeune
a du mal à maintenir, dans son esprit, une image de lui constante, et a assuré
tant l’unité que la cohésion de son corps qui lui échappent. Il devient
l’observateur passif et impuissant d’un corps changeant » poursuit
l’intervenante. Le jeune peine à se reconnaître. Néanmoins,
il prend, peu à peu, conscience de l’irrémédiable disparition de ses caractéristiques d’enfant qui laisse place à un corps d’homme ou de femme.
Modeler
son apparence
Dans la plupart des lieux
numériques, l’internaute commence par créer son espace personnel. Il choisit un
identifiant, un mot de passe, un nom, un prénom, une image pour le représenter…
Dans bon nombre de jeux, d’applications, avant toute action, l’internaute doit
créer un avatar, ce personnage qui deviendra sa représentation pixelisée. Le
joueur choisit les éléments qui constituent l’identité de cette image qu’il
diffuse. L’informatique offre un large éventail de possibilités concernant le
physique, le visage, les pouvoirs, le sexe, le caractère… Le jeune fabrique un
personnage à sa guise. Et par ce biais, il se dote d’une nouvelle identité, et
de caractéristiques qui ont du sens pour lui.
Les
selfies aussi, lui permettent de modeler librement son apparence, de se
dévoiler tout en cachant ce qu’il souhaite. Il affiche une image idéalisée de
lui-même, ou au contraire désidéalisée. Il utilise par exemple des filtres pour s’embellir
et satisfaire son narcissisme. Mais à l'inverse, il se transforme aussi de manière
monstrueuse, comme un négatif à la perfection. Il met en scène quelque chose du
vécu de la transformation adolescente.
Maxime, 15 ans, adolescent
mince, à la voix douce et au corps d’enfant, témoigne de l’importance de l'image dans son investissement du virtuel : « Mon
avatar préféré, c’est un tank, un archétype qui encaisse tous les dégâts. C’est
le plus résistant. Je l’ai fait très très grand et super musclé (rire). C’est
un peu un ogre par rapport à ma corpulence. Il fait 2,40 mètres ».
Le
monde virtuel peut également constituer un refuge pour des jeunes mal dans leur peau,
soucieux de se cacher. « Par écran
interposé, les boutons d’acné, les signes ingrats de l’adolescence peuvent être
dissimulés, oubliés le temps de l’aventure virtuelle » souligne la
psychologue. Les
communications à distance permettent aussi d’aller vers l’autre plus facilement,
puisque allégées d’une apparence parfois mal acceptée, ou mal assumée par le jeune.
Des
bénéfices narcissiques
« Les transformations
physiques et psychiques qui caractérisent le processus adolescent sollicitent
les bases narcissiques que le jeune a construites depuis l’enfance. Elles
déstabilisent l'équilibre psychique notamment quand l’adolescent doit s’appuyer
sur une image de lui déjà fragile ». L’adolescence
réactive les failles de la petite enfance. Le
monde virtuel offre bon nombre de bénéfices narcissiques. Poster une image de
soi sur Instagram, Snapchat, Facebook, une vidéo sur Youtube, attendre les
réactions, les commentaires, le nombre de vues, de like, fait partie du
quotidien de la plupart des adolescents. Les réseaux sociaux misent sur le
besoin d’être vus et admirés. Ils sont investis, souvent, comme des tentatives
de colmater des failles narcissiques.
Martin, 17 ans, exprime son besoin d’attirer l’attention, d’être valorisé. Cela se
retrouve dans son monde virtuel : « Je joue un personnage qui est au centre de l’attention, qui va prendre
les coups pour que les autres puissent passer derrière. Mais l’attention est
centrée sur mon personnage. » En pratique, les
jeux virtuels effacent les différences sociales, économiques, ou d'âge des
joueurs. Les hiérarchies disparaissent. Et tout est possible dans cet environnement fictif.
Se
confronter à la séparation
La
question de la séparation est centrale en cette période de vie. « Grandir. Se construire en tant
qu’individu autonome, devenir adulte suppose de pouvoir prendre de la distance
avec ses investissements d’enfant. Faire ses choix, prendre du recul avec ceux
qui jusqu’à présent étaient acceptés sans être questionnés. Les parents se
trouvent ainsi confrontés à des mouvements de rejet, de colère, de
confrontation, de remise en question de leurs valeurs et sont détrônés de leur
piédestal » développe Xanthie Vlachopoulou.
L’adolescent
cherche à construire son opinion propre. Quitte à prendre d’autres chemins que
ceux suivis par les parents. À travers l’élaboration d’un avatar, par
exemple, il choisit les éléments de son identité. Il ne reste pas, passivement,
soumis au désir des adultes. Ces mouvements de différenciation sont précieux,
mais quelquefois perçus par les adultes, comme un échec. La relation
enfant-parent évolue. Ces derniers se trouvent contraints de s’adapter,
d’accepter l’individu en construction qui se présente à eux. Chacun se trouve ici confronté à la perte, plus ou moins heureuse, de la relation
existante.
Le monde virtuel apparaît, lui,
constant, persistant, durable. Il continue d’exister, même quand le jeune n’est
pas connecté. Sur
la toile, l'adolescent peut jouer sans fin. Internet ne met pas de limite, ne disparaît pas. Seul un tiers, généralement un parent,
peut imposer une coupure. Les jeux en ligne ignorent donc la
séparation, surtout que, même mort, l’avatar peut ressusciter !
En somme, explique Xanthie Vlachopouloul, dans
l’univers virtuel, le jeune triomphe de la mort. Elle n’est plus irrévocable. Le jeu sur ordinateur constitue un espace rassurant où les relations virtuelles offrent un étayage permanent. De même, sur les réseaux sociaux, les mises à jour continues d'informations, de contacts, d'abonnements, livrent une sensation d'attention incessante.
Contrôle
et dépendance
Par
le truchement du digital, certains jeunes se séparent des préceptes parentaux, de leur dépendance d’enfant envers les adultes. Mais, ils entrent, sans le
percevoir, sous une autorité extra familiale, souligne la psychologue, … celle du monde virtuel. Jeux
vidéo, et réseaux sociaux génèrent un sentiment de maîtrise. Le jeune contrôle son apparence, l’image qu’il diffuse de lui, via son profil
numérique, son avatar. Ailleurs, il se trouve démuni, notamment face aux
changements immaitrisables de son corps qui s’imposent. Dans
le monde numérique, le jeune décide, là où d’ordinaire, l’humain n’a pas de
pouvoir. La séparation n’a pas lieu, la mort n’existe pas, les récompenses
narcissiques pleuvent. Une sensation de toute puissance rôde.
Maricygne Di Matteo