DROIT

SÉRIE « LE CAPITAL SOCIAL » (5). Zoom sur la société non capitaliste

SÉRIE « LE CAPITAL SOCIAL » (5). Zoom sur la société non capitaliste
Publié le 02/04/2024 à 11:40

 

La faculté de droit et science politique de l’université Toulouse Capitole a proposé mi-mars le colloque intitulé « Le capital social », organisé par le centre de droit des affaires et l’institut national universitaire Champollion. Nous nous faisons ici l’écho, sous forme de série, des idées échangées au cours de cette journée sous la houlette des modérateurs, Arnaud de Bissy, Hélène Durand, Nadège Jullian, et Emmanuel Cordelier. La série « Le capital social » regroupe les articles suivants :


• Le coup d’accordéon ;

• Le capital social entamé ;

• Le salarié actionnaire : quelles réalités ? ;

Le désengagement capitalistique de l’État actionnaire ;

La société non capitaliste ;

• Risques et intéressement des managers au capital ;

• Les conséquences de la non-libération des apports ;

• Le capital social imaginaire : le cas de l'entreprise individuelle assimilée à une EURL (ou à une EARL) ;

• La variabilité du capital social ;

• Le cash out, une opération risquée.

 

Une société peut-elle être non capitaliste ? La question peut surprendre, dans un contexte économique où l’idéologie capitaliste est largement dominante, et dans le contexte particulier d’un colloque dédié au capital social.

Pourtant, avant d’analyser le capital social dans ses aspects les plus techniques, il est permis de s’interroger sur un possible changement de paradigme. Après tout, ces dernières années ont vu se développer différentes initiatives pour « refondre » le capitalisme (B. Le Maire, dans « Raison d’être, engagement et responsabilité, l’entreprise au-delà du capitalisme », sous la dir. de A. Menais, LexisNexis, 2021, p. XV), ou encore pour entreprendre autrement… Il paraît donc légitime de repenser la place du capital au sein de la société. Cela suppose tout d’abord de définir ce qu’est une société non capitaliste.

Qu’est-ce qu’une société non capitaliste ?

Jeantin a été le premier juriste à proposer de définir l’entreprise non capitaliste, même si le concept n’a pas prospéré (M. Jeantin, L'entreprise non capitaliste en économie de marché, Revue Procès, cahiers d'analyse politique et juridique, 1981, n° 7, p. 37). Selon lui, le droit français offre trois formes juridiques à l’entreprise non capitaliste : l’association, la mutuelle, et la coopérative. Or, la coopérative est avant tout une société commerciale. Elle est pourtant traditionnellement présentée comme « a-capitaliste », ou non capitaliste (V. par ex. D. Hiez, Le statut juridique des entreprises non capitalistes à l'heure des choix, Rev. Sociétés, 2012, p. 671 ; Société coopératives, Dalloz référence, 2023-2024, p.28 ; M-A. Rakotovahiny et C. Mas-Belissent, Droit coopératif, Ellipses, 2016, p. 49). Il convient donc d’analyser les critères permettant de qualifier une structure de non capitaliste.

La société non capitaliste se définit par opposition à la société capitaliste, figure beaucoup mieux connue. Cette dernière est obligatoirement dotée d’un capital social, qui remplit une triple fonction. La plus évidente est bien sûr sa fonction de financement de l’activité. Le capital social a aussi une fonction de garantie, puisqu’il est classiquement présenté comme le gage des créanciers sociaux. Enfin, il joue un rôle politique, en tant que clé de répartition des prérogatives sociales entre les associés (cf. M. Cozian, A. Viandier, F. Deboissy, Droit des sociétés, 36° éd., 2023, n°582 et s.).

La société non capitaliste serait-elle donc une société dénuée de capital ? Ce critère, s’il a l’avantage d’une apparente simplicité, ne saurait être retenu, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il est vrai qu’il existe certaines sociétés sans capital obligatoire, comme les sociétés d’assurance mutuelle. Cependant, l’exigence d’un fonds social complémentaire, d’un minimum de 400 000€, s’en rapproche. Ensuite, certaines sociétés classiques sont constituées avec un capital tellement faible qu’il frôle l’inexistence. Faudrait-il alors fixer un seuil à partir duquel une société est considérée comme capitaliste ? Une SARL constituée avec un capital d’un euro ne pourrait l’être, mais le deviendrait si elle venait à concentrer des capitaux jusqu’à atteindre une somme conséquente, 37000 par exemple, pour reprendre le seuil minimal imposé aux sociétés par actions ? Cela ne semble pas pertinent. Enfin, le capital social est bien présent dans les coopératives, alors que leur idéologie les oppose au capitalisme.

Pour Jeantin, ce n’est pas tant le capital qui caractérise l’entreprise capitaliste, mais la dichotomie entre le travail (salarié ou non), et le sociétariat. Ainsi, serait non capitaliste une structure fondée « sur la non-distinction de la propriété des moyens de production et de la propriété de la force de travail » (M. Jeantin, précit., p. 46). Plus précisément, l’entreprise non capitaliste serait une entreprise « où la relation salariale n’existe pas » (M. Jeantin, « Le fait coopératif et mutualiste en économie capitaliste, éléments d’une approche critique », in actes du colloque pluridisciplinaire de Limoges, TRAMES, 1983, p.66).

Cette approche ne paraît plus opérationnelle aujourd’hui, alors que même les associations, que nul n’oserait tenir pour capitalistes, ont recours au salariat.

Il faut donc en revenir au capital comme critère de classification, si ce n’est par son existence, alors peut-être par ses fonctions. Ses rôles de financement et de garantie sont similaires dans toute structure, la distinction ne se situe donc pas là. Quant à sa fonction politique, il faut noter que la répartition du droit de vote entre les associés n’est pas toujours fonction du capital en droit des sociétés. Plusieurs formes de sociétés appliquent un vote par tête, que ce soit par l’effet de la loi ou des statuts. Reste la question des droits financiers des associés, le partage des bénéfices se faisant par principe proportionnellement à la participation de chacun au capital.

Il est largement admis aujourd’hui que toute entreprise, quelle que soit sa forme juridique, peut réaliser des bénéfices, et même doit en réaliser si elle souhaite se développer. Alfandari considérait que c’est la destination de ce profit qui était déterminante (E. Alfandari, « L’entreprise non capitaliste existe-t-elle encore en France », in Prospectives du droit économique, dialogues avec Michel Jeantin, Dalloz, 1999, p. 22). Selon lui, l’entreprise capitaliste est celle qui recherche les profits pour rémunérer le capital, alors que l’entreprise non capitaliste a une autre fin.

Là aussi, le discours doit être nuancé. Depuis une décennie maintenant, une société peut poursuivre un but autre que le seul partage des bénéfices. La loi du 31 juillet 2014 (Loi n°2014-856 du 31 juillet 2014, JO du 1er août) permet à une société commerciale d’intégrer l’économie sociale et solidaire en s’astreignant à une lucrativité limitée, empêchant ainsi la distribution de plus de la moitié des bénéfices, et en poursuivant un but d’utilité sociale. La priorité est donnée au réinvestissement pour assurer le maintien de l’emploi et le développement de l’activité. Sans subir les mêmes contraintes, une société peut se doter d’une « mission », correspondant à un ou plusieurs objectifs sociaux et environnementaux qu’elle s’engage à poursuivre dans le cadre de son activité (C. com., art. L210-10). Pour autant, ces sociétés restent des sociétés capitalistes, même si elles poursuivent une fin autre que la seule rémunération du capital.

De même ne peut-on dire d’une société dont les associés font le choix, année après année, de ne pas distribuer les bénéfices, qu’elle n’est pas ou plus capitaliste. Le critère de distinction n’est pas le fait de réaliser des bénéfices ni le fait de distribuer les bénéfices, mais réside bien dans la possibilité légale de les distribuer, de manière limitée ou non. La société capitaliste est celle qui peut rémunérer le capital par le biais des dividendes, et la société non capitaliste celle qui ne le peut pas.

L’exemple de la coopérative, société non capitaliste

La coopérative est par essence une société non capitaliste. En effet, elle n'a pas pour but principal la réalisation et le partage de bénéfices, mais « la satisfaction des besoins économiques et sociaux » de ses membres (Loi n° 47-1775 du 10 septembre 1947 portant statut de la coopération, art. 1er).

Le capital social y joue un rôle effacé par rapport au concours personnel et au travail des associés (M-A. Rakotovahiny et C. Mas-Belissent, précit., p. 49). Il s’agit de bannir le « profit sans travail » (R. Saint-Alary, « Eléments distinctifs de la société coopérative », RTD com. n°11, 1952, p. 485). Plusieurs caractéristiques de la coopérative renvoient à cette idéologie.

Le principe de la double-qualité tout d’abord marque l’absence de dichotomie entre travail et propriété des moyens de production mise en évidence par Jeantin. Les membres d’une coopérative ne sont pas seulement des associés apporteurs de capitaux mais également des coopérateurs. Étymologiquement, le terme de coopération (cum et opera) implique que les coopérateurs s'engagent à « travailler avec » le groupement (D. Plantamp, « La société coopérative d'intérêt collectif et les principes généraux du droit coopératif », RTD Com. 2005 p.465). Jeantin soulignait qu’en « tant qu'associés, ils possèdent (au sens juridique) ensemble le capital social de la coopérative, condition de l'acquisition et de la mise en œuvre des moyens de production. En tant que coopérateurs, ils s'engagent à travailler où à contracter avec elle. La force de travail est donc associée (au double sens du terme) à la propriété des moyens de production » (Jeantin, précit., p. 46). L’associé coopérateur ne peut donc se comporter comme un simple bailleur de fond, attendant un retour sur investissement de nature pécuniaire, mais doit faire preuve d’une implication poussée dans le fonctionnement de la coopérative. Selon le type de structure coopérative choisie, il en sera à la fois l’associé et aussi le client, le fournisseur ou encore le salarié. Corollairement, la société coopérative doit ne réaliser d’opérations qu’avec ses seuls associés coopérateurs, par application du principe de l’exclusivisme.

C’est bien sûr sur la question de la répartition des excédents, terme cachant pudiquement la notion de bénéfices, que le caractère non capitaliste de la coopérative se révèle pleinement.

Tout d’abord, si excédents il y a, ils doivent être affectés par priorité aux réserves, dans une mesure bien supérieure à celle pratiquée dans les sociétés classiques. Le droit commun des coopératives prévoit en effet que « tant que les diverses réserves totalisées n'atteignent pas le montant du capital social, le prélèvement opéré à leur profit ne peut être inférieur aux trois vingtièmes des excédents d'exploitation » (L. no 47-1775 du 10 sept. 1947, art. 16, al. 2). Ces réserves sont impartageables, et les sommes qui y sont placées échappent définitivement aux coopérateurs. Ce principe vaut également au moment de la dissolution de la coopérative. L’éventuel boni de liquidation ne peut en effet être distribué, mais doit être dévolu sur décision de l'assemblée générale, à d'autres coopératives, unions de coopératives, œuvres d'intérêt général ou professionnel, voire autres entreprises de l'économie sociale et solidaire au sens de l'article 1er de la loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014 relative à l'économie sociale et solidaire (L. no 47-1775 du 10 sept. 1947, art. 19).

Les excédents non mis en réserve peuvent être recueillis par les coopérateurs, par un mécanisme tout à fait original, non lié à la détention du capital, celui de la ristourne. « Nulle répartition ne peut être opérée entre les associés si ce n'est au prorata des opérations traitées avec chacun d'eux ou du travail fourni par lui » (L. no 47-1775 du 10 sept. 1947, art. 15, al.1er). Il résulte de ce principe une affectation des excédents non pas proportionnelle aux apports en capital, mais proportionnelle au volume d’activités traitées avec la coopérative. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’une distribution, mais d’une rétrocession. La société a vocation à offrir des services aux coopérateurs à un coût moindre ou d'une meilleure qualité. Dès lors, les marges bénéficiaires « trop perçues » impliquent leur reversement aux adhérents utilisateurs des services concernés. Elles s'analysent en une réduction de prix de la prestation fournie par la coopérative (N. Dissaux, Répertoire des sociétés – Coopératives, Dalloz, n°179).

Ce rejet de la notion de bénéfice et de sa répartition sous forme de dividendes versés aux associés constitue une des caractéristiques principales de la société coopérative, et en fait l’archétype de la société non capitaliste. La rémunération provient du travail, et non du capital.

Les limites du modèle coopératif

Toutefois, il est permis de se demander si la pureté des principes peut résister à la confrontation aux réalités économiques. L’on ne peut que constater que le droit coopératif a dû faire quelques compromissions pour survivre dans une économie capitaliste.

Il est tout d’abord faux d’affirmer que le capital ne fait l’objet d’aucune rémunération dans la société coopérative. Il existe bien une rémunération du capital, certes limitée, sous forme d'un intérêt versé aux associés. Cela peut paraître contraire aux principes coopératifs, mais a été admis dans un souci de protéger les investisseurs contre l'érosion de leurs apports. Pour éviter des adhésions purement spéculatives, la loi limite le taux de cet intérêt, qui ne peut dépasser le taux moyen de rendement des obligations des sociétés privées (L. n° 47-1775 du 10 sept. 1947, art. 14). Le versement de cet intérêt est indépendant des résultats de l’entreprise.

Une loi de 1992 (Loi n° 92-643 du 13 juillet 1992), a également ouvert la perspective d’une rémunération indirecte du capital, afin de faciliter le financement de la coopérative. Il est désormais possible, si les statuts le prévoient, d’incorporer au capital des sommes prélevées sur les réserves, et donc soit d’augmenter la valeur des parts sociales, soit de procéder à des distributions de parts gratuites (L. n° 47-1775 du 10 sept. 1947, art. 16). Le principe d’impartageabilité des réserves subit donc une dérogation importante, qui ajoute indirectement à la fortune des associés. En augmentant le nombre de parts sociales détenues par chaque associé, ou leur valeur nominale, c’est le montant des intérêts que la coopérative doit leur verser qui est augmenté. En outre, les coopératives revêtent fréquemment en pratique la forme de société à capital variable, autorisant le retrait des associés, qui lui-même entraîne l'obligation de rembourser le montant des parts sociales. Ce faisant, une incorporation des réserves contraint la société à réaliser des remboursements plus élevés en cas de départ d'un ou de plusieurs adhérents (N. Dissaux, précit., n°162). Cette rémunération indirecte est ici bien fonction du nombre de parts détenues, et donc proportionnelle aux apports de l’associé, et non à son activité. Il faut noter enfin que cette revalorisation des parts profite à tous les associés, y compris aux nouveaux entrants, alors même que les sommes incorporées sont issues d’activités réalisées par les autres associés, avant leur arrivée. Ils s’accaparent alors en quelque sorte le fruit du travail d’autrui, dans une logique bien plus capitaliste que coopérative.

Ensuite, toujours par pragmatisme, le législateur a reconnu la possibilité de recourir à des associés non coopérateurs, mettant ainsi à mal le principe de la double qualité. Ainsi, l’article 3bis de la loi du 10 septembre 1947 portant statut de la coopération autorise la société à admettre comme associés des personnes « qui n'ont pas vocation à recourir à leurs services ou dont elles n'utilisent pas le travail mais qui entendent contribuer notamment par l'apport de capitaux à la réalisation des objectifs de la coopérative ». Ces associés non coopérateurs sont donc de simples financeurs, certes exclus du mécanisme des ristournes, mais rémunérés par le taux d’intérêt prévu. Leurs pouvoirs politiques sont limités pour protéger l’esprit coopératif, puisqu’ils ne peuvent détenir ensemble plus de 49% des droits de vote au total. L’on retrouve toutefois une proportionnalité de ces droits par rapport à la participation au capital : la règle « une personne, une voix » est écartée.

Enfin, pour répondre au mieux aux besoins de financement de la coopérative, le législateur l’autorise à émettre des instruments financiers pourtant en principe réservés aux entreprises capitalistes. C’est ainsi qu’une coopérative peut, depuis 1992, émettre des parts sociales à avantages particuliers, des parts à intérêt prioritaire sans droit de vote, des certificats coopératifs d’investissement ou encore des certificats coopératifs d'associés. Ces deux derniers titres ouvrent un droit à l’actif net au prorata du capital détenu, et introduisent dans la coopérative une logique purement capitaliste.

En fin de compte, une société peut-elle être parfaitement non capitaliste ? L’exemple de la coopérative est révélateur. S’il est indéniable qu’une idéologie a-capitaliste imprègne le fonctionnement de la coopérative, il semble que la réalité économique oblige à composer au moins partiellement avec une logique capitaliste. Certes, les dérogations introduites par le législateur ne sont applicables que si les associés ont fait le choix de les intégrer dans les statuts de la coopérative. Mais ce n’est là que pragmatisme : toute entreprise nécessite des fonds, et la rémunération des capitaux reste le meilleur moyen d’attirer ces derniers. Il semble alors inévitable que la société « classique » adopte pleinement un fonctionnement capitaliste. Vouloir sortir totalement du modèle dominant est encore aujourd’hui illusoire. Libre à chacun de trouver cela regrettable ou non. Il n’en reste pas moins que le capital social demeure au cœur du droit des sociétés.

Hélène Durand
Maître de conférences en droit privé
Université Perpignan Via Domitia

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