Une société peut-elle être
non capitaliste ? La question peut surprendre, dans un contexte économique
où l’idéologie capitaliste est largement dominante, et dans le contexte
particulier d’un colloque dédié au capital social.
Pourtant, avant d’analyser le
capital social dans ses aspects les plus techniques, il est permis de
s’interroger sur un possible changement de paradigme. Après tout, ces dernières
années ont vu se développer différentes initiatives pour « refondre »
le capitalisme (B. Le Maire, dans « Raison d’être, engagement et responsabilité,
l’entreprise au-delà du capitalisme », sous la dir. de A. Menais, LexisNexis,
2021, p. XV), ou encore pour entreprendre autrement… Il paraît donc légitime de
repenser la place du capital au sein de la société. Cela suppose tout d’abord
de définir ce qu’est une société non capitaliste.
Qu’est-ce qu’une société non
capitaliste ?
Jeantin a été le premier juriste
à proposer de définir l’entreprise non capitaliste, même si le concept n’a pas
prospéré (M. Jeantin, L'entreprise non capitaliste en économie de marché, Revue
Procès, cahiers d'analyse politique et juridique, 1981, n° 7, p. 37). Selon
lui, le droit français offre trois formes juridiques à l’entreprise non
capitaliste : l’association, la mutuelle, et la coopérative. Or, la
coopérative est avant tout une société commerciale. Elle est pourtant traditionnellement
présentée comme « a-capitaliste », ou non capitaliste (V. par ex. D.
Hiez, Le statut juridique des entreprises non capitalistes à l'heure des choix,
Rev. Sociétés, 2012, p. 671 ; Société coopératives, Dalloz référence,
2023-2024, p.28 ; M-A. Rakotovahiny et C. Mas-Belissent, Droit coopératif,
Ellipses, 2016, p. 49). Il convient donc d’analyser les critères permettant de
qualifier une structure de non capitaliste.
La société non capitaliste se
définit par opposition à la société capitaliste, figure beaucoup mieux connue.
Cette dernière est obligatoirement dotée d’un capital social, qui remplit une
triple fonction. La plus évidente est bien sûr sa fonction de financement de
l’activité. Le capital social a aussi une fonction de garantie, puisqu’il est classiquement
présenté comme le gage des créanciers sociaux. Enfin, il joue un rôle politique,
en tant que clé de répartition des prérogatives sociales entre les associés (cf.
M. Cozian, A. Viandier, F. Deboissy, Droit des sociétés, 36° éd., 2023, n°582
et s.).
La société non capitaliste
serait-elle donc une société dénuée de capital ? Ce critère, s’il a
l’avantage d’une apparente simplicité, ne saurait être retenu, et ce pour
plusieurs raisons. Tout d’abord, il est vrai qu’il existe certaines sociétés
sans capital obligatoire, comme les sociétés d’assurance mutuelle. Cependant, l’exigence
d’un fonds social complémentaire, d’un minimum de 400 000€, s’en rapproche. Ensuite,
certaines sociétés classiques sont constituées avec un capital tellement faible
qu’il frôle l’inexistence. Faudrait-il alors fixer un seuil à partir duquel une
société est considérée comme capitaliste ? Une SARL constituée avec un
capital d’un euro ne pourrait l’être, mais le deviendrait si elle venait à
concentrer des capitaux jusqu’à atteindre une somme conséquente, 37000 par
exemple, pour reprendre le seuil minimal imposé aux sociétés par actions ?
Cela ne semble pas pertinent. Enfin, le capital social est bien présent dans
les coopératives, alors que leur idéologie les oppose au capitalisme.
Pour Jeantin, ce n’est pas
tant le capital qui caractérise l’entreprise capitaliste, mais la dichotomie
entre le travail (salarié ou non), et le sociétariat. Ainsi, serait non
capitaliste une structure fondée « sur la non-distinction de la propriété
des moyens de production et de la propriété de la force de travail » (M.
Jeantin, précit., p. 46). Plus précisément, l’entreprise non capitaliste serait
une entreprise « où la relation salariale n’existe pas » (M. Jeantin,
« Le fait coopératif et mutualiste en économie capitaliste, éléments d’une
approche critique », in actes du colloque pluridisciplinaire de Limoges,
TRAMES, 1983, p.66).
Cette approche ne paraît plus
opérationnelle aujourd’hui, alors que même les associations, que nul n’oserait
tenir pour capitalistes, ont recours au salariat.
Il faut donc en revenir au
capital comme critère de classification, si ce n’est par son existence, alors peut-être
par ses fonctions. Ses rôles de financement et de garantie sont similaires dans
toute structure, la distinction ne se situe donc pas là. Quant à sa fonction
politique, il faut noter que la répartition du droit de vote entre les associés
n’est pas toujours fonction du capital en droit des sociétés. Plusieurs formes
de sociétés appliquent un vote par tête, que ce soit par l’effet de la loi ou
des statuts. Reste la question des droits financiers des associés, le partage
des bénéfices se faisant par principe proportionnellement à la participation de
chacun au capital.
Il est largement admis
aujourd’hui que toute entreprise, quelle que soit sa forme juridique, peut
réaliser des bénéfices, et même doit en réaliser si elle souhaite se
développer. Alfandari considérait que c’est la destination de ce profit qui
était déterminante (E. Alfandari, « L’entreprise non capitaliste
existe-t-elle encore en France », in Prospectives du droit économique,
dialogues avec Michel Jeantin, Dalloz, 1999, p. 22). Selon lui, l’entreprise
capitaliste est celle qui recherche les profits pour rémunérer le capital,
alors que l’entreprise non capitaliste a une autre fin.
Là aussi, le discours doit
être nuancé. Depuis une décennie maintenant, une société peut poursuivre un but
autre que le seul partage des bénéfices. La loi du 31 juillet 2014 (Loi
n°2014-856 du 31 juillet 2014, JO du 1er août) permet à une société
commerciale d’intégrer l’économie sociale et solidaire en s’astreignant à une
lucrativité limitée, empêchant ainsi la distribution de plus de la moitié des
bénéfices, et en poursuivant un but d’utilité sociale. La priorité est donnée au
réinvestissement pour assurer le maintien de l’emploi et le développement de
l’activité. Sans subir les mêmes contraintes, une société peut se doter d’une
« mission », correspondant à un ou plusieurs objectifs sociaux et
environnementaux qu’elle s’engage à poursuivre dans le cadre de son activité
(C. com., art. L210-10). Pour autant, ces sociétés restent des sociétés
capitalistes, même si elles poursuivent une fin autre que la seule rémunération
du capital.
De même ne peut-on dire d’une
société dont les associés font le choix, année après année, de ne pas
distribuer les bénéfices, qu’elle n’est pas ou plus capitaliste. Le critère de
distinction n’est pas le fait de réaliser des bénéfices ni le fait de
distribuer les bénéfices, mais réside bien dans la possibilité légale de les
distribuer, de manière limitée ou non. La société capitaliste est celle qui
peut rémunérer le capital par le biais des dividendes, et la société non
capitaliste celle qui ne le peut pas.
L’exemple de la coopérative,
société non capitaliste
La coopérative est par essence
une société non capitaliste. En effet, elle n'a pas pour but principal la
réalisation et le partage de bénéfices, mais « la satisfaction des besoins
économiques et sociaux » de ses membres (Loi n° 47-1775 du 10 septembre
1947 portant statut de la coopération, art. 1er).
Le capital social y joue un
rôle effacé par rapport au concours personnel et au travail des associés (M-A.
Rakotovahiny et C. Mas-Belissent, précit., p. 49). Il s’agit de bannir le
« profit sans travail » (R. Saint-Alary, « Eléments distinctifs
de la société coopérative », RTD com. n°11, 1952, p. 485). Plusieurs
caractéristiques de la coopérative renvoient à cette idéologie.
Le principe de la
double-qualité tout d’abord marque l’absence de dichotomie entre travail et
propriété des moyens de production mise en évidence par Jeantin. Les membres
d’une coopérative ne sont pas seulement des associés apporteurs de capitaux
mais également des coopérateurs. Étymologiquement, le terme de coopération (cum
et opera) implique que les coopérateurs s'engagent à « travailler avec »
le groupement (D. Plantamp, « La société coopérative d'intérêt collectif
et les principes généraux du droit coopératif », RTD Com. 2005 p.465).
Jeantin soulignait qu’en « tant qu'associés, ils possèdent (au sens
juridique) ensemble le capital social de la coopérative, condition de
l'acquisition et de la mise en œuvre des moyens de production. En tant que
coopérateurs, ils s'engagent à travailler où à contracter avec elle. La force
de travail est donc associée (au double sens du terme) à la propriété des
moyens de production » (Jeantin, précit., p. 46). L’associé coopérateur ne
peut donc se comporter comme un simple bailleur de fond, attendant un retour
sur investissement de nature pécuniaire, mais doit faire preuve d’une
implication poussée dans le fonctionnement de la coopérative. Selon le type de
structure coopérative choisie, il en sera à la fois l’associé et aussi le
client, le fournisseur ou encore le salarié. Corollairement, la société
coopérative doit ne réaliser d’opérations qu’avec ses seuls associés
coopérateurs, par application du principe de l’exclusivisme.
C’est bien sûr sur la
question de la répartition des excédents, terme cachant pudiquement la notion
de bénéfices, que le caractère non capitaliste de la coopérative se révèle
pleinement.
Tout d’abord, si excédents il
y a, ils doivent être affectés par priorité aux réserves, dans une mesure bien
supérieure à celle pratiquée dans les sociétés classiques. Le droit commun des
coopératives prévoit en effet que « tant que les diverses réserves totalisées
n'atteignent pas le montant du capital social, le prélèvement opéré à leur
profit ne peut être inférieur aux trois vingtièmes des excédents d'exploitation
» (L. no 47-1775 du 10 sept. 1947, art. 16, al. 2). Ces réserves sont
impartageables, et les sommes qui y sont placées échappent définitivement aux
coopérateurs. Ce principe vaut également au moment de la dissolution de la
coopérative. L’éventuel boni de liquidation ne peut en effet être distribué,
mais doit être dévolu sur décision de l'assemblée générale, à d'autres
coopératives, unions de coopératives, œuvres d'intérêt général ou
professionnel, voire autres entreprises de l'économie sociale et solidaire au
sens de l'article 1er de la loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014
relative à l'économie sociale et solidaire (L. no 47-1775 du 10 sept. 1947,
art. 19).
Les excédents non mis en
réserve peuvent être recueillis par les coopérateurs, par un mécanisme tout à
fait original, non lié à la détention du capital, celui de la ristourne.
« Nulle répartition ne peut être opérée entre les associés si ce n'est au
prorata des opérations traitées avec chacun d'eux ou du travail fourni par
lui » (L. no 47-1775 du 10 sept. 1947, art. 15, al.1er). Il
résulte de ce principe une affectation des excédents non pas proportionnelle
aux apports en capital, mais proportionnelle au volume d’activités traitées
avec la coopérative. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’une distribution, mais d’une
rétrocession. La société a vocation à offrir des services aux coopérateurs à un
coût moindre ou d'une meilleure qualité. Dès lors, les marges bénéficiaires «
trop perçues » impliquent leur reversement aux adhérents utilisateurs des
services concernés. Elles s'analysent en une réduction de prix de la prestation
fournie par la coopérative (N. Dissaux, Répertoire des sociétés – Coopératives,
Dalloz, n°179).
Ce rejet de la notion de
bénéfice et de sa répartition sous forme de dividendes versés aux associés
constitue une des caractéristiques principales de la société coopérative, et en
fait l’archétype de la société non capitaliste. La rémunération provient du
travail, et non du capital.
Les limites du modèle
coopératif
Toutefois, il est permis de
se demander si la pureté des principes peut résister à la confrontation aux
réalités économiques. L’on ne peut que constater que le droit coopératif a dû
faire quelques compromissions pour survivre dans une économie capitaliste.
Il est tout d’abord faux
d’affirmer que le capital ne fait l’objet d’aucune rémunération dans la société
coopérative. Il existe bien une rémunération du capital, certes limitée, sous
forme d'un intérêt versé aux associés. Cela peut paraître contraire aux
principes coopératifs, mais a été admis dans un souci de protéger les
investisseurs contre l'érosion de leurs apports. Pour éviter des adhésions
purement spéculatives, la loi limite le taux de cet intérêt, qui ne peut
dépasser le taux moyen de rendement des obligations des sociétés privées (L. n°
47-1775 du 10 sept. 1947, art. 14). Le versement de cet intérêt est indépendant
des résultats de l’entreprise.
Une loi de 1992 (Loi n°
92-643 du 13 juillet 1992), a également ouvert la perspective d’une
rémunération indirecte du capital, afin de faciliter le financement de la
coopérative. Il est désormais possible, si les statuts le prévoient,
d’incorporer au capital des sommes prélevées sur les réserves, et donc soit
d’augmenter la valeur des parts sociales, soit de procéder à des distributions
de parts gratuites (L. n° 47-1775 du 10 sept. 1947, art. 16). Le principe
d’impartageabilité des réserves subit donc une dérogation importante, qui
ajoute indirectement à la fortune des associés. En augmentant le nombre de
parts sociales détenues par chaque associé, ou leur valeur nominale, c’est le
montant des intérêts que la coopérative doit leur verser qui est augmenté. En
outre, les coopératives revêtent fréquemment en pratique la forme de société à
capital variable, autorisant le retrait des associés, qui lui-même entraîne
l'obligation de rembourser le montant des parts sociales. Ce faisant, une
incorporation des réserves contraint la société à réaliser des remboursements
plus élevés en cas de départ d'un ou de plusieurs adhérents (N. Dissaux,
précit., n°162). Cette rémunération indirecte est ici bien fonction du nombre
de parts détenues, et donc proportionnelle aux apports de l’associé, et non à
son activité. Il faut noter enfin que cette revalorisation des parts profite à
tous les associés, y compris aux nouveaux entrants, alors même que les sommes
incorporées sont issues d’activités réalisées par les autres associés, avant
leur arrivée. Ils s’accaparent alors en quelque sorte le fruit du travail
d’autrui, dans une logique bien plus capitaliste que coopérative.
Ensuite, toujours par
pragmatisme, le législateur a reconnu la possibilité de recourir à des associés
non coopérateurs, mettant ainsi à mal le principe de la double qualité. Ainsi,
l’article 3bis de la loi du 10 septembre 1947 portant statut de la coopération
autorise la société à admettre comme associés des personnes « qui n'ont
pas vocation à recourir à leurs services ou dont elles n'utilisent pas le
travail mais qui entendent contribuer notamment par l'apport de capitaux à la
réalisation des objectifs de la coopérative ». Ces associés non
coopérateurs sont donc de simples financeurs, certes exclus du mécanisme des
ristournes, mais rémunérés par le taux d’intérêt prévu. Leurs pouvoirs
politiques sont limités pour protéger l’esprit coopératif, puisqu’ils ne
peuvent détenir ensemble plus de 49% des droits de vote au total. L’on retrouve
toutefois une proportionnalité de ces droits par rapport à la participation au
capital : la règle « une personne, une voix » est écartée.
Enfin, pour répondre au mieux
aux besoins de financement de la coopérative, le législateur l’autorise à
émettre des instruments financiers pourtant en principe réservés aux
entreprises capitalistes. C’est ainsi qu’une coopérative peut, depuis 1992,
émettre des parts sociales à avantages particuliers, des parts à intérêt
prioritaire sans droit de vote, des certificats coopératifs d’investissement ou
encore des certificats coopératifs d'associés. Ces deux derniers titres ouvrent
un droit à l’actif net au prorata du capital détenu, et introduisent dans la
coopérative une logique purement capitaliste.
En fin de compte, une société
peut-elle être parfaitement non capitaliste ? L’exemple de la coopérative
est révélateur. S’il est indéniable qu’une idéologie a-capitaliste imprègne le
fonctionnement de la coopérative, il semble que la réalité économique oblige à
composer au moins partiellement avec une logique capitaliste. Certes, les
dérogations introduites par le législateur ne sont applicables que si les
associés ont fait le choix de les intégrer dans les statuts de la coopérative.
Mais ce n’est là que pragmatisme : toute entreprise nécessite des fonds,
et la rémunération des capitaux reste le meilleur moyen d’attirer ces derniers.
Il semble alors inévitable que la société « classique » adopte
pleinement un fonctionnement capitaliste. Vouloir sortir totalement du modèle
dominant est encore aujourd’hui illusoire. Libre à chacun de trouver cela
regrettable ou non. Il n’en reste pas moins que le capital social demeure au
cœur du droit des sociétés.
Hélène
Durand
Maître de conférences en droit privé
Université Perpignan Via Domitia