Récemment,
la réprobation médiatique du comportement jugé indigne de plusieurs artistes
dans leur vie privée, a entrainé un refus d’exposition de leurs œuvres.
Un vif débat s’est alors ouvert
dans les médias et réseaux sociaux qui peut être résumé ainsi : doit-on,
peut-on, distinguer l’œuvre de son auteur ? Cette problématique est
essentiellement fondée sur des arguments moraux et les analyses des
conséquences juridiques sont quasiment absentes. Mais où sont donc passés les
juristes ?
La problématique morale
Est-il justifié de décrocher et
de refuser de montrer les œuvres (donc les censurer) d’un artiste dont la
conduite personnelle, antérieure ou actuelle, fait l’objet de critiques (voire
d’un scandale), de poursuites judiciaires ou d’une condamnation pénale
(notamment en matière de viol, de harcèlement sexuel ou autre…).
L’œuvre d’art doit-elle être
sanctionnée par ricochet de la sanction prononcée à l’égard de son auteur pour
une faute personnelle commise ? L’œuvre d’art doit-elle être une victime collatérale ?
Faut-il jeter le bébé avec l’eau du bain ?
Le débat auquel on assiste est moral. C’est la morale qui légitimerait la
censure de l’œuvre de l’artiste présumé coupable ou jugé coupable d’une
infraction pénale.
Il est intéressant de noter que
jusqu’ à présent, on était habitué à ce que l’appréciation de l’œuvre elle-même
(œuvre susceptible de porter atteinte à la pudeur, aux bonnes mœurs, à la
dignité...) justifie, à tort ou à raison, les poursuites et la condamnation de
l’artiste.
Bon nombre d’œuvres d’art ont
été ainsi vilipendées, détériorées voire détruites ou simplement refusées et
interdites, uniquement parce qu’il était argué qu’elles heurtaient les
convictions, les sentiments, la religion de leurs détracteurs. Le premier musée
ne réunissant que des œuvres censurées pour ces motifs s’est ouvert à Barcelone
le 26 octobre 2023 (« Musée de l’art interdit », fondé par Tatxo
Benet) ; c’est la version actuelle du Salon des refusés !
Dans le débat actuel, c’est
l’inverse : l’appréciation du comportement de l’artiste justifie la
censure de son œuvre. A quand le « musée des artistes interdits »,
présentés façon Musée Grévin ?
On relèvera aussi le paradoxe
suivant : l’accrochage d’une œuvre dans une galerie, ou une exposition
publique est traditionnellement effectué en raison de la qualité esthétique intrinsèque
de l’œuvre et de la notoriété artistique de l’artiste mais sans considération
de la conduite personnelle passée ou présente, bonne ou mauvaise de ce dernier.
Or, ici le refus d’accrochage
se fait par référence directe et exclusive à la conduite personnelle de
l’artiste. Pourtant l’œuvre conserve la qualité qu’on lui reconnaissait
auparavant et la notoriété artistique de l’artiste reste la même. Le refus
d’accrochage ou le décrochage est donc bien et d’abord une sanction de
l’artiste, dictée par une opinion moraliste militante, voire par une police des
mœurs.
Qui plus est, le cumul de
censures est possible : l’œuvre pourrait être à la fois interdite en
raison de ce qu’elle représente mais aussi en fonction du comportement
personnel de son auteur ; c’est la double peine pour l’œuvre !
On notera que ce débat ne
s’alimente que de cas où l’artiste pourrait être poursuivi ou sanctionné
pénalement sur la base des infractions pénales perçues comme ayant un fondement
moral (viol, agressions sexuelles, harcèlement...). Un même débat aurait-il
lieu si l’artiste était poursuivi ou condamné pour fraude fiscale ou abus de
biens sociaux ? Pour sortir du domaine pénal, ce débat aurait-il lieu si
l’artiste était condamné par le juge civil pour non-respect d’un contrat ?
Morale, morale, morale … mais
où est donc passé le droit ? Le droit est bien là, même s’il n’est pas
invoqué par les débatteurs. Il est sous-jacent et reste pour l’instant quasiment
invisible dans le débat public. Il appartient aux juristes de le faire émerger,
de rappeler son existence et la prééminence de la règle de droit sur les
arguments et principes moraux. Il leur incombe de qualifier juridiquement les
faits et leurs conséquences. Là, s’ouvre alors une nouvelle problématique, mais
juridique celle-ci.
La problématique juridique
Quand l’œuvre d’art est
refusée, décrochée, remisée, démontée, débranchée en raison de la conduite
personnelle de son auteur, le juriste ne peut manquer de se poser les questions
suivantes.
Sur quels fondements,
principes ou notions juridiques les établissements privés et publics (galeries,
musées, fondations, établissements culturels…) peuvent-ils s’appuyer pour, de
fait et spontanément, censurer les œuvres ? Peuvent-ils légitimement, sans
l’intervention du juge ou d’un acte de l’autorité publique invoquer l’ordre
public général pour procéder au refus d’exposer, pour remiser, démonter ou
débrancher l’œuvre ?
La censure de l’œuvre
constitue-t-elle un manquement au contrat liant l’artiste aux établissements
précités ? Quid de la responsabilité de ces derniers ? Comment évaluer le
préjudice ? Quelle serait la validité d’une clause permettant la rupture du
contrat en cas de poursuites ou de condamnations pénales de l’artiste ?
Si l’on se place du côté de
l’artiste, cette censure porte-t-elle atteinte à ses droits d’auteur ? Quels
recours administratifs et judiciaires, quelles actions civiles ou pénales l’artiste
peut-il exercer en pareille situation ?
La médiatisation de la
censure de l’œuvre et des condamnations de l’artiste peuvent-elles faire
baisser la cote de l’artiste ? Dans l’affirmative comment le prouver et
comment évaluer le préjudice ?
Le constat avait déjà été fait
que l’œuvre d’art est de plus en plus attaquée pour ce qu’elle représente, pour
ce qu’elle donne à voir ou à penser, car revisitée par la morale ambiante même s’il
s’agit d’une œuvre réalisée dans un lointain passé.
Un nouveau constat
s’impose : l’œuvre d’art est maintenant attaquée par cette même morale mais
qui cette fois revisite la conduite de son auteur, vivant ou disparu depuis
longtemps. Dure époque pour les œuvres d’art !
Allez juristes, au travail et
mettons le droit au service de l’art !
Gérard Sousi
Président de l’Institut Art & Droit