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TRIBUNE. Robert Badinter ou la passion de la justice

TRIBUNE. Robert Badinter ou la passion de la justice
Publié le 09/02/2024 à 13:12

Alors que l’ancien ministre de la Justice s’est éteint hier soir, le magistrat et écrivain Yves Benhamou rend hommage, dans cette tribune, à une « très grande figure de la justice », exemplaire et passionnée, qui laisse désormais un « vide immense ».

 

La scène a lieu le 20 février 2002 au Sénat. Robert Badinter prononce un discours enflammé à l’occasion de la célébration du bicentenaire de la naissance de Victor Hugo, auquel il a toujours voué une immense admiration. Il déclare notamment : « ...à la recherche de l’unité de cette destinée tumultueuse, je crois avoir trouvé la clé. La clé chez Victor Hugo, c’est la passion de la justice. Plus qu’aucun homme public, à ma connaissance et certainement dans son siècle, Hugo a été le champion d’une autre justice, d’une justice plus humaine, d’une justice plus fraternelle. »

 

En relisant ce magnifique discours, au moment même de l’annonce de sa disparition, je ressens comme une évidence le fait qu’en brossant ce portrait de Victor Hugo, Robert Badinter parle en réalité de lui-même et de ce qui constitue l’unité profonde de sa vie. Car la clé chez Robert Badinter c’est bien évidemment la passion de la justice, une passion exigeante qui n’a cessé de l’animer toute sa vie durant, à l’occasion de ses différents combats au service de la justice. Dans toutes les missions et fonctions qui lui ont été confiées, la justice a toujours été au cœur de son action et sa réflexion. Il aimait si souvent dire ces mots : « Je suis l’homme d’une seule passion : la justice ! »


Les racines d'une passion 

 

Quelle est l’origine de cette passion de la justice ? Elle a incontestablement ses racines dans l’enfance de Robert Badinter. Il est issu d’une famille juive de Bessarabie, région méridionale au bord de la mer Noire qui connut une histoire mouvementée, et fut tour à tour ottomane, russe, roumaine, puis soviétique et maintenant moldave. Sa famille a fui les pogroms, les persécutions antisémites pour s’installer à Paris. Il a du reste évoqué sa grand-mère maternelle, prénommée Idiss dans un livre émouvant en forme d’hommage (précisément intitulé Idiss) publié en 2018 (1). Il y raconte certains épisodes de la vie de cette grand-mère qui avant la première guerre mondiale fut contrainte de quitter son village, son schtetel en Russie où elle était confrontée à un virulent antisémitisme, pour rejoindre Paris. Robert Badinter naît précisément à Paris le 30 mars 1928. Il connaîtra la barbarie nazie et un événement tragique laissera en lui une blessure profonde qui expliquera dans une large mesure son refus tenace de l’injustice et sa passion pour la justice. Le 9 mai 1943 à Lyon, il prend la fuite en voyant, alors qu’il rentre chez lui, les allemands qui procèdent sur l’ordre de Klaus Barbie, chef de la Gestapo de la région lyonnaise, à l’arrestation de son père Simon Badinter parce qu’il est juif. Celui-ci sera envoyé à Drancy puis Pithiviers pour ensuite être déporté dans le camp nazi de Sobibor en Pologne où il mourut.

 

Robert Badinter devient avocat au début des années cinquante. Il fait dans ces circonstances une rencontre absolument décisive : celle d’Henry Torrès, personnage haut en couleur, grand avocat pénaliste dont il rejoint le cabinet. Joseph Kessel, qui était l’ami d’Henry Torrès dans son roman Le tour du malheur, s’est inspiré de lui pour camper son héros : l’avocat Richard Dalleau, engagé volontaire lors de la guerre de 1914-1918, personnage complexe, tout à la fois ambitieux, talentueux, tourmenté, sensible et aimant tous les plaisirs de la vie. Robert Badinter gardera toujours beaucoup d’admiration, d’affection et de gratitude pour Henry Torrès qui fut son mentor et d’une certaine manière un père de substitution. Dans son cabinet prestigieux, bien que jeune avocat, il plaide à ses côtés très rapidement dans de grandes affaires pénales devant la cour d’assises.

 

Après le départ à la retraite d’Henry Torrès, Robert Badinter en lançant son propre cabinet d’avocat se voit confier par le grand réalisateur américain, Jules Dassin, un dossier dans une affaire délicate de droit d’auteur. À la faveur de cette rencontre et de cette affaire, il devient par la suite l’avocat de plus en plus en vue de beaucoup de célébrités du cinéma et de la chanson tels Charlie Chaplin, Roberto Rosselini, Sylvie Vartan, Vittorio de Sica, Brigitte Bardot... Il a aussi en charge la défense de grandes maisons d’édition (comme les éditions Fayard) et de grands médias, à l’instar de L’Express.

 

En 1966, Robert Badinter fonde avec Jean-Denis Bredin un cabinet d’avocats d’affaires qui deviendra rapidement très prospère, tout en se consacrant parallèlement à une carrière universitaire.


Une lutte exigeante contre la peine de mort, le combat le plus important de sa vie

 

Mais c’est dans les prétoires de cours d’assises en tant qu’avocat qu’il commence à mener le plus important combat de sa vie : sa lutte exigeante et courageuse contre la peine de mort. Il a raconté dans son ouvrage, L’exécution, à travers un récit sobre et émouvant, dans quelles circonstances il a tenté d’arracher Roger Bontems à la peine capitale. Celui-ci était incarcéré à la centrale de Clervaux dans l’Aube, où il purgeait une peine de vingt années de réclusion criminelle. Il se trouvait alors dans la même cellule que Claude Buffet, qui pour sa part avait été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité.

 

Les 21 et 22 septembre 1971, ces deux hommes prennent en otage une infirmière et un gardien de prison qu’on retrouvera égorgés après que les forces de l’ordre ont donné l’assaut. Il est avéré que Roger Bontems n’a pas commis ces meurtres. Buffet et Bontems sont jugés à Troyes du 26 au 29 juin 1972 par la cour d’assises de l’Aube. Ils sont tous deux condamnés à mort. Cette condamnation à mort sera effectivement exécutée, car le président de la République a refusé d’accorder sa grâce. Le 28 novembre 1972 à 5 heures du matin, Buffet et Bontems seront guillotinés. Robert Badinter sera blessé par ce verdict et vivra comme un douloureux échec le fait qu’il ne soit pas parvenu à sauver la vie de Roger Bontems qui, contrairement à Claude Buffet, n’avait pas de sang sur les mains.

 

C’est à partir de ce procès, qui marque incontestablement un tournant dans sa vie, qu’il devient le militant infatigable de l’abolition de la peine de mort. Il inscrit son action dans la continuité des grands abolitionnistes comme Beccaria, les Encyclopédistes, Victor Hugo et Albert Camus. Robert Badinter a la conviction que la peine de mort est inutile et absurde car elle n’a pas d’effet dissuasif sur les criminels potentiels. Il considère surtout qu’il y a une antinomie radicale entre la proclamation des droits de l’homme et la peine de mort. Il estime que l’intégrité de la personne humaine est le bien juridique suprême ; admettre que l’État puisse tuer conduit, selon lui, à nier le droit à la vie. 

 

Preuve de son attachement inconditionnel au respect de la personne humaine, Robert Badinter, beaucoup plus tard à l’occasion d’un entretien accordé le 17 novembre 2022 à France 24, proposa que la devise républicaine soit modifiée et qu’il y soit fait référence à une notion nouvelle en ces termes : « Dans la devise républicaine, il devrait y avoir la dignité. Parce que c’est un des éléments fondamentaux du respect que l’on doit à autrui. »

 

Robert Badinter plaidera dans le courant des années soixante-dix à diverses reprises devant des cours d’assises pour essayer, avec sa foi inébranlable d’abolitionniste et sa belle éloquence, de sauver la vie d’accusés risquant la peine de mort. De retour à Troyes au début de l’année 1977, il défend Patrick Henry devant la cour d’assises de l’Aube. Son émouvante et superbe plaidoirie emportera la conviction des juges et des jurés qui ne condamneront pas à mort l’accusé.


Le maître d'œuvre de grandes réformes

 

Le 23 juin 1981 - après le très bref passage de Maurice Faure place Vendôme - Robert Badinter est nommé ministre de la Justice, le seul poste au gouvernement qu’il était prêt à accepter. Il occupera ce poste presque jusqu’à la fin de la législature.

 

Dans Les épines et les roses, qui retrace ses années si denses et passionnantes passées à la tête de ce grand ministère régalien, il écrit ces mots évocateurs des valeurs qui ont alors guidé son action : « La grandeur et l’influence de la France sont pour moi à la mesure de son rôle au service des libertés. Qu’elles brillent chez elle d’un éclat sans pareil, alors son influence dans le monde se révèle supérieure à sa puissance réelle. (2) »

 

Robert Badinter en tant que garde des Sceaux a été le maître d’œuvre de très grandes réformes qui, de son vivant, l’ont fait passer dans l’histoire. Il s’agit en tout premier lieu de l’emblématique abolition de la peine de mort. On se souvient de ce discours fameux prononcé par Robert Badinter le 17 septembre 1981 devant l’Assemblée nationale où il déclarait notamment : « J’ai l’honneur, au nom du gouvernement de la République, de solliciter l’abolition de la peine de mort en France [...]. Demain, grâce à vous, la justice française ne sera plus une justice qui tue. Demain, grâce à vous, il n’y aura plus pour notre honte commune d’exécutions furtives, à l’aube sous le dais noir dans les prisons françaises. Demain les pages sanglantes de notre histoire seront tournées.[...] Demain vous voterez l’abolition de la peine de mort. » Ce projet de loi est adopté par les députés le 18 septembre 1981. Et fait qui mérite d’être souligné : le 9 octobre 1981, Robert Badinter parvint à faire adopter par le Sénat à main levée la loi abolissant la peine de mort, ce qui permit d’éviter une seconde lecture de ce texte devant l’Assemblée nationale. Cette loi a ainsi été promulguée le 10 octobre 1981.

 

Il faut aussi mentionner parmi ces réformes cruciales que l’on doit à Robert Badinter, en premier lieu la suppression des juridictions d’exception, comme la cour de sûreté de l’État et les tribunaux permanents des forces armées. Il a également signé le décret du 9 octobre 1981 qui permettait aux citoyens français d’exercer un droit de recours individuel devant la Cour européenne des droits de l’homme dans l’hypothèse du non-respect des dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme. Quelques années plus tard, il a été à l’origine de deux lois du 25 janvier 1985 qui ont amplement réformé le droit des entreprises en difficulté - sphère de droit si cruciale dans notre vie économique. Enfin, la loi Badinter du 5 juillet 1985 sur les victimes d’accidents de la circulation a très substantiellement modifié cette partie de notre droit de la responsabilité civile en permettant d’améliorer et d’accélérer les mécanismes d’indemnisation des victimes.


Quand Badinter fit du Conseil constitutionnel un contre-pouvoir


Le 19 février 1986, il est nommé président du Conseil constitutionnel par le président de la République. Il restera à la tête des Sages du Palais Royal neuf années durant. Dans ces fonctions de « juge de la loi », il a très largement contribué à renforcer le rayonnement et la légitimité de cette haute instance. Il a fait du Conseil constitutionnel un véritable contre-pouvoir. Les saisines étant selon les périodes plus ou moins nombreuses, Robert Badinter rédigera au cours de ces années passées rue Montpensier des textes à caractère juridique et historique, à l’exemple d’une biographie de Condorcet ayant pour coauteur son épouse. Il avait une grande admiration pour ce philosophe des Lumières qui était un homme passionné de justice, un adversaire de la peine de mort et de l’esclavage et un militant de la reconnaissance de la citoyenneté des protestants et des juifs.

 

Le 3 mars 1995, il quitte la présidence du Conseil constitutionnel. Au cours de cette même année, le 24 septembre 1995, il est élu sénateur des Hauts-de-Seine. Au sein de la Haute assemblée, il devient un parlementaire qui, notamment sur tout ce qui concerne la justice et les libertés, a une grande autorité morale. Il sera réélu au Sénat en 2004 et cessera de siéger dans la chambre haute le 11 septembre 2011, Robert Badinter ne souhaitant plus briguer un nouveau mandat.

 

Par la suite, il se consacrera davantage à l’écriture. Preuve de son éclectisme, il rédigera même un livret d’opéra Claude inspiré d’une nouvelle de Victor Hugo, Claude Gueux, basée sur un fait divers, et qui sera joué pour la première fois sur la scène de l’Opéra national de Lyon en 2013. Il écrira aussi des pièces de théâtre, notamment en 2021 la pièce intitulée Cellule 107, qui imagine une discussion qui a réellement eu lieu entre deux acteurs de premier plan des crimes contre l’humanité perpétrés par le régime de Vichy, René Bousquet et Pierre Laval, dans la cellule de celui-ci au cours de la nuit précédant son exécution. Il publiera aussi les actes du procès de René Bousquet accompagnés d’une préface en 2022. Encore et toujours, la justice, et notamment l’histoire de la justice, est au cœur de la réflexion de Robert Badinter. 


Un ardent défenseur des libertés, du droit à la vie, et de la dignité de la personne humaine

 

La passion monomaniaque de Robert Badinter pour la justice explique aussi qu’il ait été un collectionneur passionné de documents judiciaires : lettres de cachet, projets de loi, éditions originales de codes et de constitutions, mandats d’arrêt et ordres d’exécution capitale... Il affirmait avoir la chance de détenir un mandat d’arrêt du Comité de salut public signé Billaud-Varenne, Collot d’Herbois et Robespierre. Il soulignait que la signature de ce dernier sur ce type de document est rarissime - Robespierre signant exceptionnellement des actes de sûreté. Il était également très fier de posséder une lettre manuscrite datée de 1869 et rédigée à Hauteville House à Guernesey par Victor Hugo qu’il considérait comme le plus grand des abolitionnistes, où celui-ci écrivait notamment : « Tant que la peine de mort subsistera, il n’y aura point de civilisation vraie. Combattez donc pour le grand principe : l’inviolabilité de la vie humaine. » 

 

Il portait aussi un très grand intérêt à la justice pénale internationale, comme en témoigne le fait qu’il ait publié en avril 2023 un livre sur les crimes de guerre et le crime d’agression commis lors de la guerre en Ukraine. Dans un ouvrage d’une grande clarté d’analyse coécrit avec deux juristes spécialistes de la justice pénale internationale (3), il a présenté les fondements de l’accusation contre Vladimir Poutine, président de la Fédération de Russie, afin qu’il soit jugé devant une juridiction pénale internationale pour le crime d’agression commis contre l’Ukraine et les crimes de guerre perpétrés par les forces russes dont il est le chef suprême. Robert Badinter se mettait là encore de nouveau au service de la plus belle des causes : celle de la justice.

 

À l’occasion de sa disparition qui suscite une émotion si vive et unanime, on mesure le vide immense qu’il laisse dans le monde de la justice et la cohérence exemplaire de son parcours dédié tout entier à sa passion de la justice. Il n’y eut pas de plus ardent défenseur des libertés, du droit à la vie, et de la dignité de la personne humaine. Robert Badinter a toujours été animé par une profonde foi en l’homme. Il aimait citer ces mots si beaux et justes de Victor Hugo : « le droit qu’on ne peut retirer à personne c’est le droit de devenir meilleur. » Plus qu’aucun homme de son temps il aura incarné cette volonté exigeante d’œuvrer pour l’avènement d’une justice plus humaine. Portant un regard rétrospectif sur son action de garde des Sceaux, Robert Badinter déclarait à ce sujet sobrement : « J’ai essayé de transformer la justice, de la rendre plus humaine - je n’ose dire plus juste - mais plus humaine (4) ». Il a mené le plus noble des combats ! J’ai la sereine conviction que Robert Badinter demeurera dans notre mémoire collective en digne héritier et continuateur de très grandes et emblématiques figures républicaines comme Victor Hugo, Emile Zola et Jean Moulin.


[1] R. Badinter, Idiss, éd. Fayard, 2018

[2] R. Badinter, Les épines et les roses, Fayard, 2011, p. 25

[3] R. Badinter, B. Cotte, A. Pellet, “Vladimir Poutine - L’accusation”, Fayard, 2023

[4] Entretien exclusif de Robert Badinter dans La grande librairie, France 5, 15 novembre 2023

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