Le nouvel organe d’enquête européen a
récemment soufflé sa première bougie. Et le moins que l’on puisse dire, c’est
qu’il n’a pas perdu de temps : début juin, il comptabilisait plus de 900
enquêtes ouvertes et 260 millions d’euros de saisies d’avoirs criminels.
Respectivement procureur européen et procureure européenne déléguée, Frédéric
Baab et Cécile Soriano témoignent par ailleurs d’un fonctionnement « fluide »,
en dépit de procédures non harmonisées.
Le 1er juin 2021, au terme de deux décennies de discussions, le
Parquet européen lançait officiellement son activité opérationnelle, sous la
férule de la Roumaine Laura Codruta Kövesi et via une structure articulée sur
deux niveaux : un office
central à Luxembourg, composé d’un procureur européen pour chacun des 22 États
membres participants, et un office décentralisé, constitué de procureurs
européens délégués. Sa mission : faire la chasse à la fraude aux finances de
l’Union européenne. Un an après ses premiers pas, le petit nouveau n’a pas à
rougir de son tout premier bilan.
929 enquêtes ouvertes en un an
En effet, en l’espace de 12 mois, le Parquet européen a
ouvert, pour les 22 pays participants, pas moins de 929 enquêtes, soit un
préjudice – uniquement en ce qui concerne la fraude en la TVA – de 4 milliards
d’euros, comme le révèle le procureur européen français Frédéric Baab lors d’un
webinaire organisé fin juin par le Conseil national des barreaux. « Autrement dit, il a multiplié par 10
l’activité de l’Office européen de lutte anti-fraude », ajoute le
magistrat. Comment l’expliquer ? Pour Frédéric Baab, le simple fait d’avoir mis
en place un organe de poursuite européen compétent dans ce domaine « crée une force d’attraction ». « Toutes les personnes qui avaient
connaissance de fraudes aux fonds européens et ne savaient pas nécessairement à
qui s’adresser le savent désormais. Ce qui jusque-là n’était pas au premier
rang devient une vraie priorité d’action publique. Cela fait surgir de terre un
certain nombre de procédures – des faits qui n’étaient pas signalés ou qui
faisaient l’objet d’un traitement purement administratif. »
Le nouvel organe d’enquête affiche par ailleurs « d’ores et déjà quelques condamnations »
se félicite le procureur européen, dont la première a été celle, le 22 novembre
2021, de l’ancien maire d’une petite ville slovaque. Pour tentative de
détournement de fonds européens, l’édile fautif s’est vu infliger une peine de
trois ans d’emprisonnement avec sursis, et cinq ans d’interdiction d’exercer
des fonctions publiques.
« Mais ce qui est le
plus significatif de la montée en puissance du Parquet européen, c’est le
volume total de saisies d’avoirs criminels, à hauteur de 260 millions d’euros », souligne Frédéric Baab.
Le magistrat ajoute que l’instance supranationale a reçu
par ailleurs plus de 4 000 signalements, issus de sources variées : l’autorité
judiciaire, l’autorité administrative, mais aussi une juridiction financière,
un service d’enquête, un service douanier, ou encore la cellule de renseignement
TRACFIN. Si les informations peuvent être directement communiquées par toutes
ces sources, c’est grâce à la loi du 24 décembre 2020 relative au Parquet
européen, à la justice environnementale et à la justice pénale spécialisée, qui
permet de ne pas avoir à passer par l’échelon national. « Pour nous c’était un point capital : un vrai parquet exerçant
pleinement toutes ses prérogatives d’action publique doit avoir un accès direct
à toutes les informations susceptibles de l’intéresser et de donner lieu à
l’ouverture de l’enquête. »
Objectif : définir
une politique pénale européenne
Au-delà des chiffres «
très positifs », plus globalement, de l’avis de Frédéric Baab, le principal
intérêt du Parquet européen est de pouvoir définir une politique pénale au
niveau européen « dans une matière qui
est un sujet d’intérêt commun pour tous les citoyens européens, puisque l’on
parle du budget de l’Union européenne ». Pour la période 2021-2027, le
budget de l’UE représente un peu plus de 1 000 milliards d’euros, auxquels il
faut ajouter 750 milliards d’euros du plan de relance après la crise du Covid.
« Nous sommes en
train de réfléchir non pas à des priorités d’action car il est trop tôt, mais à
une forme d’harmonisation des décisions prises par les chambres permanentes. » Frédéric Baab ajoute que le parquet doit travailler à
identifier les phénomènes criminels à la lueur de certains champs d’action
émergents, tels que le plan de relance et le green deal. « Si vous recevez des aides et que vous ne respectez pas les conditions
de transition écologique fixées, c’est une fraude aux fonds européens »,
rappelle le procureur européen.
Par ailleurs, l’organe d’enquête va devoir tirer des
conséquences d’un autre aspect mis en lumière par le rapport d’activité : les
écarts importants observés entre les États membres participants. « On constate qu’il y a beaucoup d’affaires
dans certains pays, et dans d’autres beaucoup moins. Qu’il y a des pays où l’on
voit bien que le Parquet européen est une priorité politique avec des effectifs
de procureurs européens délégués importants, d’autres où l’équipe de procureurs
européens délégués est plus modeste », note Frédéric Baab. Ce dernier
nuance toutefois : ces observations sont à mettre en rapport avec les moyens
dont dispose la justice dans les États en question. Ainsi, alors même que la
France compte cinq procureurs européens délégués contre dix pour l’Allemagne,
le magistrat estime que « ce n’est pas si
mal que ça compte tenu de ses moyens » – lesquels sont régulièrement
pointés du doigt, malgré une hausse du budget consacré à la justice de 33 % sur
le dernier quinquennat.
En outre, selon le procureur européen, se pose la
question de l’efficacité du système de détection de la fraude aux fonds
européens dans chaque pays concerné. « Un
rapport parlementaire publié en 2019 par le sénateur Patrice Joly avait fait le
constat que le système de détection de la fraude aux fonds européens en France
est moins efficace que dans d’autres pays : cela tient en partie au fait que le
système d’attribution et de gestion des fonds européens est complexe, et d’une
certaine manière, la responsabilité finit par se diluer dans cette complexité
», affirme Frédéric Baab.
Un fonctionnement « simple »... mais non
harmonisé
Quid de l’état des lieux
du fonctionnement du Parquet européen ? Frédéric Baab
se montre agréablement surpris : « On
aurait pu imaginer que ce serait une bureaucratie épouvantable, alors qu’en
réalité, il fonctionne de façon simple. On a trois ou quatre audiences par
mois, je traite entre 10 et 15 dossiers, cela va vite. »
Procureure européenne déléguée, Cécile
Soriano rappelle que le parquet est bien « unique
et indivisible », en dépit d’une organisation centralisée et décentralisée.
Les procédures pénales ne sont pas harmonisées entre les 22 États membres : le
règlement prévoit un certain nombre de règles, et pour tout ce qui n’y figure
pas, un renvoi aux procédures nationales est opéré. « Il reste des cloisonnements liés au fait que nous travaillons dans
des espaces juridiques séparés, mais si on avait fait de l’adoption d’une
procédure pénale européenne harmonisée au niveau européen le préalable d’un
Parquet européen, aujourd’hui il n’existerait toujours pas », fait
remarquer son collègue.
Toujours en termes de procédure
pénale, concernant les poursuites, le système à l’œuvre est hybride : « On
n’est pas dans un système de légalité des poursuites pur à l’italienne, mais on
n’est pas non plus dans un système d’opportunité des poursuites comme en France
», explique Cécile Soriano. « La première
étape consiste à se poser la question de savoir si l’on prend un dossier ou non
», relate Frédéric Baab, mais une décision de non évocation du dossier prise
par un procureur délégué peut être infirmée par une chambre permanente – qui
suit et dirige les enquêtes et poursuites –, laquelle va décider au contraire
de se saisir du dossier.
« Quand le
procureur européen délégué propose d’ouvrir le dossier, si ce dernier n’a pas
l’air très compliqué, on fixe un monitoring à six mois », détaille le magistrat. Six mois plus tard, le procureur
européen délégué devra ainsi produire un rapport d’action publique détaillé
qu’il aura transmis à la chambre permanente à l’avance pour lui permettre d’en
prendre connaissance, et ce rapport sera présenté par le procureur européen du
pays concerné. Si l’affaire est un peu plus sensible, de par sa nature ou de
par la nature des actes ordonnés – par exemple, une interception téléphonique
–, le monitoring sera plus strict. « Nous
devrons justifier le fait que nous avons ordonné au départ une interception
téléphonique, mais ensuite que nous avons fait le choix de maintenir cette
interception. La question va être posée au moment de l’audience devant la
chambre permanente, et je vais devoir justifier la nécessité de maintenir cette
mesure d’interception. Un vrai débat va se faire dans la conduite de l’enquête,
dans la direction de l’action publique, pour chacun des dossiers suivis par le
Parquet européen », indique Frédéric Baab.
Indépendance
sous contrôle
Le procureur européen précise que toutes les décisions
d’action publique dans les dossiers sont prises au niveau central par les 15
chambres permanentes constituées, et que les dossiers sont attribués à tour de
rôle aux chambres permanentes pour garantir une indépendance de la chambre
permanente à l’égard du pays dans lequel l’enquête est ouverte. « Dans la chambre permanente saisie du
dossier, vous avez trois procureurs européens qui n’ont eux-mêmes aucun lien
avec le pays dans lequel l’enquête a été ouverte. Autrement dit, si une enquête
est ouverte en France, je suis procureur européen de supervision : je vais
rapporter le dossier devant une chambre permanente composée par exemple d’un
président allemand, d’un assesseur autrichien, d’un assesseur espagnol. »
L’indépendance est l’une des caractéristiques dont se
revendique l’instance supranationale, et que Frédéric Baab souhaite réaffirmer
: « J’ai entendu un avocat dire que le
procureur européen délégué n’est pas indépendant, car il peut recevoir les
instructions de la chambre permanente. Mais la question n’est pas de savoir si
le procureur est indépendant, elle est de savoir si le parquet – c’est-à-dire
la chambre permanente, qui va donner les grandes directives et la direction de
l’enquête – est indépendant, et il l’est de manière absolue. »
Le procureur européen délégué ajoute que le parquet fixe
certes sa politique pénale lui-même, mais avec, en contrepartie, une obligation
de compte rendu de son obligation chaque année. « À ce titre, notre rapport annuel n’est pas seulement un rapport
d’information : nous rendons compte de notre activité opérationnelle devant
l’autorité politique européenne – la formation “Justice et affaires
intérieures” du Conseil de l’Union européenne, le Parlement européen, et,
éventuellement, les parlements nationaux s’ils en font la demande. » Pour Cécile Soriano, c’est là la spécificité de cet
organe d’enquête : il est le seul parquet qui
rend compte au Conseil de l’UE et au Parlement européen. « Il doit négocier son budget, expliquer ce qu’il fait de son budget,
combien il a récupéré, quelles sont ses orientations… C’est un contrôle de la
responsabilité judiciaire et une démocratisation de la responsabilité
judiciaire inédits. » « Un autre
équilibre est en train d’émerger », renchérit Frédéric Baab.
Des
droits renforcés au niveau européen
Spécificité du parquet : l’absence de juge d’instruction.
Pour Frédéric Baab, la loi de transposition française qui écarte ce magistrat
du champ de compétence de l’instance supranationale est « bien faite », car
elle conserve l’information judiciaire, « c’est-à-dire
le cadre d’enquête qui offre le plus de garanties et de droits possible »
pour les individus visés, en redistribuant les pouvoirs entre le procureur, le
procureur délégué, et le juge des libertés et de la détention.
Pour ces magistrats, le cadre à respecter est plus strict
que le cadre français. « De mon point de
vue et d’après mon expérience en tant qu’ex juge d’instruction, nous, les
procureurs européens délégués, sommes des juges d’instruction diminués »,
témoigne Cécile Soriano. « Je ne peux
plus de moi-même mettre quelqu’un sur écoute pendant quatre mois, je ne peux
plus saisir ou confirmer des saisies de comptes bancaires réalisées par mes
services enquêteurs uniquement en rédigeant un courrier avec une Marianne… Je
suis obligée d’aller chez le juge des libertés et de la détention avec une
partition très claire : tout ce qui est intrusif et attentatoire à des libertés
fondamentales, notamment le droit de propriété. »
« En effet, une
mesure d’interception téléphonique ne peut pas être prolongée indéfiniment,
surtout si elle n’apporte rien, si elle ne se justifie pas au regard des
objectifs qu’on s’est fixés dans l’enquête » reconnaît Frédéric Baab. Par
ailleurs, en vertu d’un rapport de 2019 du Parlement européen, « Comment faire face à la complexité du
procureur européen », et de l’article 41 du règlement, le parquet doit
appliquer les plus hauts standards de droits fondamentaux au niveau européen.
Ce qui requiert également une transparence totale : « Je n’ai jamais autant motivé des décisions, que ce soit de mise sur
écoute, ou d’exécution des mesures que me demandent mes collègues. S’agissant
des saisies, les cotes sont motivées, il y a une traçabilité. Nous sommes une
caisse de résonance sur le sujet. On offre une discussion et une mise en lumière
de cette traçabilité », souligne Cécile Soriano. « Si les décisions sont autant motivées, c’est parce qu’avant d’être lues
par l’avocat, elles sont d’abord lues par le procureur européen chargé de la
supervision de toutes les enquêtes ouvertes dans son État membre – en
l’occurrence, moi, pour la France. J’ai donc tout intérêt à lire ces
motivations, car ensuite je dois les défendre devant la chambre permanente
», sourit Frédéric Baab.
Face à ces nouvelles méthodes de travail et à une
collaboration qu’elle qualifie de « fluide
» entre les différents acteurs, Cécile Soriano observe « une vraie pulsion européenne ». «
Il y a un véritable esprit de corps entre magistrats du Parquet européen, et je
ne m’attendais pas à ce que ce soit si vite et si intense. » Pourvu que
cela dure !
Bérengère Margaritelli