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Un an d’activité du Parquet européen : quel bilan ?

Un an d’activité du Parquet européen :  quel bilan ?
Publié le 24/08/2022 à 16:04

Le nouvel organe d’enquête européen a récemment soufflé sa première bougie. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’a pas perdu de temps : début juin, il comptabilisait plus de 900 enquêtes ouvertes et 260 millions d’euros de saisies d’avoirs criminels. Respectivement procureur européen et procureure européenne déléguée, Frédéric Baab et Cécile Soriano témoignent par ailleurs d’un fonctionnement « fluide », en dépit de procédures non harmonisées.

 

 


Le 1er juin 2021, au terme de deux décennies de discussions, le Parquet européen lançait officiellement son activité opérationnelle, sous la férule de la Roumaine Laura Codruta Kövesi et via une structure articulée sur deux niveaux : un office central à Luxembourg, composé d’un procureur européen pour chacun des 22 États membres participants, et un office décentralisé, constitué de procureurs européens délégués. Sa mission : faire la chasse à la fraude aux finances de l’Union européenne. Un an après ses premiers pas, le petit nouveau n’a pas à rougir de son tout premier bilan. 

 


 

929 enquêtes ouvertes en un an

En effet, en l’espace de 12 mois, le Parquet européen a ouvert, pour les 22 pays participants, pas moins de 929 enquêtes, soit un préjudice – uniquement en ce qui concerne la fraude en la TVA – de 4 milliards d’euros, comme le révèle le procureur européen français Frédéric Baab lors d’un webinaire organisé fin juin par le Conseil national des barreaux. « Autrement dit, il a multiplié par 10 l’activité de l’Office européen de lutte anti-fraude », ajoute le magistrat. Comment l’expliquer ? Pour Frédéric Baab, le simple fait d’avoir mis en place un organe de poursuite européen compétent dans ce domaine « crée une force d’attraction ». « Toutes les personnes qui avaient connaissance de fraudes aux fonds européens et ne savaient pas nécessairement à qui s’adresser le savent désormais. Ce qui jusque-là n’était pas au premier rang devient une vraie priorité d’action publique. Cela fait surgir de terre un certain nombre de procédures – des faits qui n’étaient pas signalés ou qui faisaient l’objet d’un traitement purement administratif. »

Le nouvel organe d’enquête affiche par ailleurs « d’ores et déjà quelques condamnations » se félicite le procureur européen, dont la première a été celle, le 22 novembre 2021, de l’ancien maire d’une petite ville slovaque. Pour tentative de détournement de fonds européens, l’édile fautif s’est vu infliger une peine de trois ans d’emprisonnement avec sursis, et cinq ans d’interdiction d’exercer des fonctions publiques.

« Mais ce qui est le plus significatif de la montée en puissance du Parquet européen, c’est le volume total de saisies d’avoirs criminels, à hauteur de 260 millions d’euros », souligne Frédéric Baab.

Le magistrat ajoute que l’instance supranationale a reçu par ailleurs plus de 4 000 signalements, issus de sources variées : l’autorité judiciaire, l’autorité administrative, mais aussi une juridiction financière, un service d’enquête, un service douanier, ou encore la cellule de renseignement TRACFIN. Si les informations peuvent être directement communiquées par toutes ces sources, c’est grâce à la loi du 24 décembre 2020 relative au Parquet européen, à la justice environnementale et à la justice pénale spécialisée, qui permet de ne pas avoir à passer par l’échelon national. « Pour nous c’était un point capital : un vrai parquet exerçant pleinement toutes ses prérogatives d’action publique doit avoir un accès direct à toutes les informations susceptibles de l’intéresser et de donner lieu à l’ouverture de l’enquête. »

 

 







Objectif :  définir une politique pénale européenne 

Au-delà des chiffres « très positifs », plus globalement, de l’avis de Frédéric Baab, le principal intérêt du Parquet européen est de pouvoir définir une politique pénale au niveau européen « dans une matière qui est un sujet d’intérêt commun pour tous les citoyens européens, puisque l’on parle du budget de l’Union européenne ». Pour la période 2021-2027, le budget de l’UE représente un peu plus de 1 000 milliards d’euros, auxquels il faut ajouter 750 milliards d’euros du plan de relance après la crise du Covid.

« Nous sommes en train de réfléchir non pas à des priorités d’action car il est trop tôt, mais à une forme d’harmonisation des décisions prises par les chambres permanentes. » Frédéric Baab ajoute que le parquet doit travailler à identifier les phénomènes criminels à la lueur de certains champs d’action émergents, tels que le plan de relance et le green deal. « Si vous recevez des aides et que vous ne respectez pas les conditions de transition écologique fixées, c’est une fraude aux fonds européens », rappelle le procureur européen.

Par ailleurs, l’organe d’enquête va devoir tirer des conséquences d’un autre aspect mis en lumière par le rapport d’activité : les écarts importants observés entre les États membres participants. « On constate qu’il y a beaucoup d’affaires dans certains pays, et dans d’autres beaucoup moins. Qu’il y a des pays où l’on voit bien que le Parquet européen est une priorité politique avec des effectifs de procureurs européens délégués importants, d’autres où l’équipe de procureurs européens délégués est plus modeste », note Frédéric Baab. Ce dernier nuance toutefois : ces observations sont à mettre en rapport avec les moyens dont dispose la justice dans les États en question. Ainsi, alors même que la France compte cinq procureurs européens délégués contre dix pour l’Allemagne, le magistrat estime que « ce n’est pas si mal que ça compte tenu de ses moyens » – lesquels sont régulièrement pointés du doigt, malgré une hausse du budget consacré à la justice de 33 % sur le dernier quinquennat.

En outre, selon le procureur européen, se pose la question de l’efficacité du système de détection de la fraude aux fonds européens dans chaque pays concerné. « Un rapport parlementaire publié en 2019 par le sénateur Patrice Joly avait fait le constat que le système de détection de la fraude aux fonds européens en France est moins efficace que dans d’autres pays : cela tient en partie au fait que le système d’attribution et de gestion des fonds européens est complexe, et d’une certaine manière, la responsabilité finit par se diluer dans cette complexité », affirme Frédéric Baab.

 

 


Un fonctionnement « simple »... mais non harmonisé

Quid de l’état des lieux du fonctionnement du Parquet européen ? Frédéric Baab se montre agréablement surpris : « On aurait pu imaginer que ce serait une bureaucratie épouvantable, alors qu’en réalité, il fonctionne de façon simple. On a trois ou quatre audiences par mois, je traite entre 10 et 15 dossiers, cela va vite. »

Procureure européenne déléguée, Cécile Soriano rappelle que le parquet est bien « unique et indivisible », en dépit d’une organisation centralisée et décentralisée. Les procédures pénales ne sont pas harmonisées entre les 22 États membres : le règlement prévoit un certain nombre de règles, et pour tout ce qui n’y figure pas, un renvoi aux procédures nationales est opéré. « Il reste des cloisonnements liés au fait que nous travaillons dans des espaces juridiques séparés, mais si on avait fait de l’adoption d’une procédure pénale européenne harmonisée au niveau européen le préalable d’un Parquet européen, aujourd’hui il n’existerait toujours pas », fait remarquer son collègue.

Toujours en termes de procédure pénale, concernant les poursuites, le système à l’œuvre est hybride : « On n’est pas dans un système de légalité des poursuites pur à l’italienne, mais on n’est pas non plus dans un système d’opportunité des poursuites comme en France », explique Cécile Soriano. « La première étape consiste à se poser la question de savoir si l’on prend un dossier ou non », relate Frédéric Baab, mais une décision de non évocation du dossier prise par un procureur délégué peut être infirmée par une chambre permanente – qui suit et dirige les enquêtes et poursuites –, laquelle va décider au contraire de se saisir du dossier.

« Quand le procureur européen délégué propose d’ouvrir le dossier, si ce dernier n’a pas l’air très compliqué, on fixe un monitoring à six mois », détaille le magistrat. Six mois plus tard, le procureur européen délégué devra ainsi produire un rapport d’action publique détaillé qu’il aura transmis à la chambre permanente à l’avance pour lui permettre d’en prendre connaissance, et ce rapport sera présenté par le procureur européen du pays concerné. Si l’affaire est un peu plus sensible, de par sa nature ou de par la nature des actes ordonnés – par exemple, une interception téléphonique –, le monitoring sera plus strict. « Nous devrons justifier le fait que nous avons ordonné au départ une interception téléphonique, mais ensuite que nous avons fait le choix de maintenir cette interception. La question va être posée au moment de l’audience devant la chambre permanente, et je vais devoir justifier la nécessité de maintenir cette mesure d’interception. Un vrai débat va se faire dans la conduite de l’enquête, dans la direction de l’action publique, pour chacun des dossiers suivis par le Parquet européen », indique Frédéric Baab.



 





Indépendance sous contrôle

Le procureur européen précise que toutes les décisions d’action publique dans les dossiers sont prises au niveau central par les 15 chambres permanentes constituées, et que les dossiers sont attribués à tour de rôle aux chambres permanentes pour garantir une indépendance de la chambre permanente à l’égard du pays dans lequel l’enquête est ouverte. « Dans la chambre permanente saisie du dossier, vous avez trois procureurs européens qui n’ont eux-mêmes aucun lien avec le pays dans lequel l’enquête a été ouverte. Autrement dit, si une enquête est ouverte en France, je suis procureur européen de supervision : je vais rapporter le dossier devant une chambre permanente composée par exemple d’un président allemand, d’un assesseur autrichien, d’un assesseur espagnol. »

L’indépendance est l’une des caractéristiques dont se revendique l’instance supranationale, et que Frédéric Baab souhaite réaffirmer : « J’ai entendu un avocat dire que le procureur européen délégué n’est pas indépendant, car il peut recevoir les instructions de la chambre permanente. Mais la question n’est pas de savoir si le procureur est indépendant, elle est de savoir si le parquet – c’est-à-dire la chambre permanente, qui va donner les grandes directives et la direction de l’enquête – est indépendant, et il l’est de manière absolue. »

Le procureur européen délégué ajoute que le parquet fixe certes sa politique pénale lui-même, mais avec, en contrepartie, une obligation de compte rendu de son obligation chaque année. « À ce titre, notre rapport annuel n’est pas seulement un rapport d’information : nous rendons compte de notre activité opérationnelle devant l’autorité politique européenne – la formation “Justice et affaires intérieures” du Conseil de l’Union européenne, le Parlement européen, et, éventuellement, les parlements nationaux s’ils en font la demande. » Pour Cécile Soriano, c’est là la spécificité de cet organe d’enquête : il est le seul parquet qui rend compte au Conseil de l’UE et au Parlement européen. « Il doit négocier son budget, expliquer ce qu’il fait de son budget, combien il a récupéré, quelles sont ses orientations… C’est un contrôle de la responsabilité judiciaire et une démocratisation de la responsabilité judiciaire inédits. » « Un autre équilibre est en train d’émerger », renchérit Frédéric Baab.

 



Des droits renforcés au niveau européen

Spécificité du parquet : l’absence de juge d’instruction. Pour Frédéric Baab, la loi de transposition française qui écarte ce magistrat du champ de compétence de l’instance supranationale est « bien faite », car elle conserve l’information judiciaire, « c’est-à-dire le cadre d’enquête qui offre le plus de garanties et de droits possible » pour les individus visés, en redistribuant les pouvoirs entre le procureur, le procureur délégué, et le juge des libertés et de la détention.

Pour ces magistrats, le cadre à respecter est plus strict que le cadre français. « De mon point de vue et d’après mon expérience en tant qu’ex juge d’instruction, nous, les procureurs européens délégués, sommes des juges d’instruction diminués », témoigne Cécile Soriano. « Je ne peux plus de moi-même mettre quelqu’un sur écoute pendant quatre mois, je ne peux plus saisir ou confirmer des saisies de comptes bancaires réalisées par mes services enquêteurs uniquement en rédigeant un courrier avec une Marianne… Je suis obligée d’aller chez le juge des libertés et de la détention avec une partition très claire : tout ce qui est intrusif et attentatoire à des libertés fondamentales, notamment le droit de propriété. »

« En effet, une mesure d’interception téléphonique ne peut pas être prolongée indéfiniment, surtout si elle n’apporte rien, si elle ne se justifie pas au regard des objectifs qu’on s’est fixés dans l’enquête » reconnaît Frédéric Baab. Par ailleurs, en vertu d’un rapport de 2019 du Parlement européen, « Comment faire face à la complexité du procureur européen », et de l’article 41 du règlement, le parquet doit appliquer les plus hauts standards de droits fondamentaux au niveau européen. Ce qui requiert également une transparence totale : « Je n’ai jamais autant motivé des décisions, que ce soit de mise sur écoute, ou d’exécution des mesures que me demandent mes collègues. S’agissant des saisies, les cotes sont motivées, il y a une traçabilité. Nous sommes une caisse de résonance sur le sujet. On offre une discussion et une mise en lumière de cette traçabilité », souligne Cécile Soriano. « Si les décisions sont autant motivées, c’est parce qu’avant d’être lues par l’avocat, elles sont d’abord lues par le procureur européen chargé de la supervision de toutes les enquêtes ouvertes dans son État membre – en l’occurrence, moi, pour la France. J’ai donc tout intérêt à lire ces motivations, car ensuite je dois les défendre devant la chambre permanente », sourit Frédéric Baab.

Face à ces nouvelles méthodes de travail et à une collaboration qu’elle qualifie de « fluide » entre les différents acteurs, Cécile Soriano observe « une vraie pulsion européenne ». « Il y a un véritable esprit de corps entre magistrats du Parquet européen, et je ne m’attendais pas à ce que ce soit si vite et si intense. » Pourvu que cela dure !

 

Bérengère Margaritelli



 

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