JUSTICE

Violences intrafamiliales : la cour d'appel de Poitiers n'en finit pas d'innover

Violences intrafamiliales : la cour d'appel de Poitiers n'en finit pas d'innover
Publié le 06/02/2024 à 10:07

Engagée sur le sujet des violences intrafamiliales, la première présidente de la cour d’appel de Poitiers poursuit ses expérimentations à la tête de son « laboratoire ». Après avoir rendu, début février, cinq décisions permettant d’identifier le concept de « contrôle coercitif », Gwenola Joly-Coz s’apprête ainsi à accueillir cet après-midi, au sein de la juridiction et pour la première fois en France, une audience lors de laquelle seront jugés, quasi-simultanément, le volet civil et le volet pénal d’une affaire de violences.

« Le procureur général Éric Corbaux et moi-même sommes en train d’utiliser la cour d’appel de Poitiers de la même façon que nous l’avions fait avec le tribunal judiciaire de Pontoise : comme un laboratoire ! » L’aveu vient de la première présidente de la cour d’appel de Poitiers, Gwenola Joly-Coz. Celle qui a pris la tête de la juridiction fin 2020, quelques mois avant que n’arrive à son tour son ancien binôme de dyarchie valdoisien, persiste et signe : elle veut « faire bouger les choses », dans la lignée du travail entrepris dans le 95. 

La magistrate, vivement engagée en matière de féminicides, avait notamment permis l’émergence – puis le développement –, dans le cadre de la loi du 28 décembre 2019, du bracelet anti-rapprochement, ce dispositif de surveillance électronique visant à géolocaliser un auteur réel ou présumé de violences conjugales ainsi que sa victime. Un dispositif dont la mise en place n’était pas gagnée d’avance. « Quand on avait présenté ce projet, il y a presque dix ans, on nous a presque ri au nez. Et pourtant, voyez où on en est aujourd’hui ! C’est parce qu’on s’est lancés que c’est devenu une réalité. »

Gwenola Joly-Coz en est persuadée : « Si on a peur de tout, on ne fait jamais rien ! ». C’est armée de ce mantra qu’elle poursuit son action, désormais avec un « terrain de jeu » plus étendu : le ressort de tout une cour d’appel.

Cinq décisions pour brosser le concept de contrôle coercitif

Dernière petite révolution en date : le 1er février 2024, la première présidente a rendu pas moins de cinq décisions exceptionnelles en matière de violences intrafamiliales brossant, ensemble, le concept psychosocial inédit de contrôle coercitif.

Cette notion de contrôle coercitif, la première présidente l’avait notamment définie avec force détails et conviction devant un auditoire coi, le 15 janvier dernier, lors de la rentrée judiciaire de la cour d’appel de Poitiers, la décrivant comme « un schéma de conduite, constitué d’agissements multiples, répétés et repérables dans les procédures judiciaires » « la violence physique n’est que la partie la plus visible de cet échafaudage ». « Par le contrôle de la vie des femmes, il les empêche de jouir de leurs droits humains fondamentaux (...) Le cadre est l’affirmation du pouvoir sur l’autre. Le principe est la domination. Les moyens sont les tactiques diverses et cumulées. Le tout vise à contrôler, minorer, isoler, dévaloriser, capter, fatiguer, dénigrer, contraindre », avait-elle martelé.

Pour la première présidente, les décisions rendues le 1er février sont emblématiques. « C’est le premier axe d’une jurisprudence sur le contrôle coercitif qui sera historique ! » promet-elle. « Si vous les lisez, vous avez un répertoire complet des modus operandi du contrôle coercitif par les hommes », nous indique par ailleurs Gwenola Joly-Coz. Un conjoint qui demande à sa compagne de déménager loin de sa famille, qui dévalorise son emploi, qui fouille le panier de linge sale pour y vérifier ses sous-vêtements, qui installe à son insu un traceur GPS sur son véhicule, qui lui envoie plusieurs centaines de SMS dans la journée, qui choisit son alimentation, qui la réveille la nuit pour lui faire subir un interrogatoire sur ses supposés amants… L’inventaire, glaçant, n’en finit pas.

Les cinq décisions en question font suite à une audience spécialisée « hors norme », présidée par Gwenola Joly-Coz le 29 novembre, lors de laquelle n’avaient été jugées que des affaires de violences intrafamiliales. « J’ai utilisé des modes de présidence qu’on n’utilise jamais dans ces cas-là », explique-t-elle. A cette occasion, la première présidente avait ainsi projeté derrière elle, sur grand écran, les messages que les hommes envoient aux femmes quand ils les menacent de mort. « D’habitude, on fait ça pour les affaires de stups, les affaires financières… » ; pas pour les « simples » affaires de violences conjugales. 

Une audience pour juger le pénal et le civil simultanément

Deuxième acte en matière de violences intrafamiliales : « En 2024, nous mettons en place à Poitiers un pôle VIF totalement innovant et expérimental », se réjouit Gwenola Joly-Coz. 

Depuis le 1er janvier, les pôles spécialisés dans la lutte contre les violences intrafamiliales, issus du « Plan rouge vif » visant à améliorer le traitement judiciaire de ces violences et consacrés par le décret n° 2023-1077 du 23 novembre 2023, doivent être institués au sein des tribunaux judiciaires et des cours d’appel. A Poitiers, la première présidente a décidé de créer trois audiences spécialisées pôle VIF sur le premier semestre 2024, et veut frapper un grand coup : pour la première fois en France, seront jugés quasi-simultanément le volet pénal et le volet civil. Et ce, pour une bonne raison : « Les femmes vivent depuis trop longtemps un vrai cauchemar avec le pénal d’un côté et civil de l’autre ».


A la cour d'appel de Poitiers, le volet pénal et le volet civil d'une affaire de violences intrafamiliales seront jugés quasi-simultanément

« On ne sait pas faire, mais moi je crois que quand on ne sait pas faire, on essaie ! » confie Gwenola Joly-Coz. Pour cette grande première, ce mardi 6 février, l’audience pénale sera ouverte à 14h, présidée par la présidente du pôle pénal, avec le président de chambre familiale et le président de chambre des mineurs pour assesseurs. Les trois magistrats jugeront l’affaire pénale, puis ils lèveront l’audience avant de revenir à 15h dans la même composition, sauf que cette fois-ci, c’est le président de la chambre familiale qui présidera, et qui aura comme assesseur les deux autres magistrats.

Sur papier, cela peut sembler relativement simple. Pour Gwenola Joly-Coz en revanche, c’est « fou » ; « impressionnant », même, admet-elle. « On est en train de profondément modifier l’institution judiciaire en faisant cela ! De l’homme qui va être jugé, on saura tout des coups qu’il a donnés, de la violence qu’il a exercée sur sa femme. Et à côté, on saura tout du divorce, de la garde alternée, de tout ce qu’on ne sait jamais lorsqu'on juge au pénal : ce que les femmes dénoncent depuis des années », souligne la magistrate.

« L’impartialité, ce n’est pas l’aveuglement »

Si elle craint les problèmes juridiques que cet alien judiciaire va poser, et si elle anticipe que les avocats crieront sans doute au manque d’impartialité, son enthousiasme ne faiblit pas. « Nous sommes en train de franchir un pas énorme, qui est de considérer que l’impartialité, ce n’est pas l’aveuglement. »

La justice avec le bandeau de Thémis ? Très peu pour la première présidente. Au contraire : « Nous devons être lucides, connaisseurs de l’affaire pour bien juger, juger avec humanité. Avec ce nouveau type d’audience, il y a là tout une innovation procédurale, intellectuelle, sur laquelle il faut que la justice se penche pour que l’on ait une grande magistrature qui ne soit plus aveugle. »

Bérengère Margaritelli

 

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